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mercredi 20 mars 2013

Le temps d'aimer (Prix 2012).

Au temps des guerres .
  Prix de "Lire à Hyères". (2012).








 Le temps d'aimer


        La Wilhemstrasse était une paisible rue berlinoise loin du centre et de l'agitation trépidante des grandes artères. Ses riverains fort modestes, vivaient en bon voisinage et leurs rapports respectueux étaient empreints d'une courtoisie toute  allemande. Le bon docteur Wangler parti l'an passé dans sa belle automobile Mercédès ne fut pas remplacé. Il n'avait pas sa pareille pour soigner les enfants et les maux de gorge qui ne manquaient jamais de faire une apparition l'hiver. La journée s'écoula monotone, une calme journée d'automne où chacun vaquait à ses occupations ordinaires. Monsieur Adénauer le quincaillier était allé à Munich rendre visite à une cousine qui, disait-on, travaillait dans le cabinet de monsieur Goering.
        Ils étaient arrivés précédés de leur chant et du bruit des bottes sur le macadam, après que la nuit froide eut étendu sur la ville la complice noirceur de son manteau. Une partie de la rue était éclairée par la chaleur rougeoyante du feu dont les hautes flammes dévoraient avec un lugubre chuintement les pages de plusieurs centaines de livres. La dizaine de Chemises Brunes, de jeunes hommes braillards entouraient le bûcher qu'ils avaient allumé et qu'ils alimentaient par brassées de livres. Saoulés de bière, de haine, le rictus aux lèvres et illuminé par les flammes du bûcher, leur visage noirci était effrayant. Distants de quelques pas, des curieux passifs indifférents au sort des ouvrages, assistaient à la funeste cérémonie. Leur figure figée par une indicible peur, ils n'échangeaient que peu de mots d'une désolante banalité. Trop heureux de n'être pas l'une des victimes de la Kristallnacht, ils ne s'opposèrent pas à la horde, ne s'interrogèrent pas sur les raisons de sa violence ou de l'intérêt de leur propre présence dans la rue. Ils étaient paralysés par la couardise et une morbide fascination pour le feu. Leurs oreilles attentives n'entendaient pas plus que ne voyaient leurs yeux qui regardaient brûler le monticule de livres. Les auteurs de l'autodafé, méprisants, hautains et imprégnés de slogans n'étaient que les détenteurs provisoires d'une violence empruntée. Comme autant de menaces jaillissant dans l'air chauffé, leurs rires et leurs sarcasmes couvraient le crépitement des étincelles du feu. Sur les façades des maisons éclairées par les flammes, des fenêtres étaient entrebâillées. Le reste de la rue déserté etait plongé dans la pénombre et le bruit du moteur d'un véhicule qui passait dans l'artère voisine résonna sur les murs. Une femme sortit d'une maison, longea les façades derrière les badauds, saisit la main d'un enfant et l'entraîna précipitamment à l'intérieur. Un peu à l'écart une jeune fille caressa la joue blessée d'un homme vêtu de noir avant de s'approcher de la troupe en uniforme. Elle  s'adressa au moins excité de la bande qui lui sembla être le chef. Dans les inflexions de sa voix, ferme et sans colère se devinait une profonde incompréhension.
 - Pourquoi vous en prenez-vous aux livres ?
Franz Wacker se retourna la matraque levée, prêt à en découdre avec l'intrus dont la voix téméraire troublait le déroulement de sa cérémonie. Son regard croisa celui d'une jeune fille qui le toisait. Pas l'ombre d'une peur ne se lisait sur le beau visage laiteux dévoré par deux grands yeux bleu Danube. De longs cheveux noirs épars retombaient sur les fines attaches des épaules couvertes par un gilet de laine. Le jeune homme décontenancé se figea,, ahuri la matraque restée en l'air, la bouche ouverte et le regard agrandi par l'étonnement face à la frêle jeune fille tout juste sortie de l'adolescence. Plus rien n'existait que le bleu des yeux posés sur lui, le dessin des lèvres ourlées et la mélodie d'une voix qui psalmodiait à ses oreilles.
 - Prenez-vous conscience que vous brûlez la noble richesse de l'âme allemande !
Wacker, impressionné, baissa lentement la matraque. La folle témérité de la jeune fille n'avait d'égale que sa beauté. Elle n'opposait à la violence de leurs injures, la brutalité de leur bâton que la douceur des mots ordinaires. Franz Wacker était charmé, l'autodafé, les brassards à croix gammée, la haine raciale et la nuit de cristal s'évanouirent autour de lui et de la jeune fille. Combien de temps dura la magie ? Une éternité ? Une fraction de seconde ? L'immobilité du temps n'avait plus de temps. L'étrangeté de la voix lointaine d'une chemise brune brisa l'enchantement.
 - Dis-donc  Franz si on brûlait la boutique pour faire place nette ?
Wacker reprit ses esprits, regarda ses compagnons désoeuvrés, le groupe des curieux immobiles et la jeune fille qui n'avait pas bronché. L'homme au manteau noir était resté à la même place et derrière lui la librairie offrait le pitoyable spectacle d'un saccage ordonné.
 - C'est assez pour ce coin d'autres rues nous attendent.
Ils partirent le chant aux lèvres, leurs pas cadencés et les bottes martelant le macadam. A l'angle de la rue Franz se retourna, la jeune fille était restée près du bûcher. Il l'observa  longuement, cherchant dans le visage éclairé par les flammes, une excuse à sa magnanimité puis disparut avec la horde dans la rue adjacente. Son sommeil et ses rêves furent agités. Dans le rougeoiement des flammes, le regard interrogateur de deux grands yeux bleus le pourchassait.
        L'après-midi du lendemain Franz Wacker retourna dans la Wilhemstrasse. La rue nettoyée avait retrouvé un aspect coutumier, une voiture française stationnait le long du trottoir, des passants pressaient le pas ou s'attardaient devant les vitrines des magasins ouverts. Un cycliste fit tinter sa sonnette en approchant de trois enfants qui jouaient imprudemment sur la chaussée près de l'automobile française. Deux mères de famille se plaignaient de la hausse du prix du pain et du kilogramme de pomme de terre, de l'absence des enfants enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et du travail pénible de leur mari dans l'usine Krupp. Une jolie blonde larmoyante faisait des adieux à un jeune soldat en uniforme de la Whermacht devant l'épicerie de Monsieur Schmidt. Celui-ci, ému par la séparation des deux tourtereaux, leur offrit des pommes. Plantée sur le trottoir Ouest et faisant face à l'épicerie, la librairie était d'une grande sobriété. La vitrine épargnée par le vandalisme de la veille, solidement enchâssée dans une huisserie d'acajou verni, portait l'inscription en lettres capitales :
    « LIBRAIRIE SILBERMANN .
    LIVRES neufs & ANCIENS » .
        Monsieur Schmidt vit Wacker pousser la porte d'entrée de la librairie faisant tintinnabuler une clochette de bronze. Vêtu d'un pantalon de drap sombre, d'une chemise blanche sous une veste de tweed et les bottes remplacées par des chaussures de cuir noir, il ressemblait plus à un jeune universitaire qu'au chef d'un commando. La courageuse demoiselle de la nuit passée, était juchée sur une échelle pliante de bois patiné par les années. Ses cheveux étaient ramassés sous un foulard et son attention accaparée par l'époussetage de rayons vides. Sans prendre la peine de se retourner au tintement de la clochette elle annonça :
 - Je suis désolée, la librairie est fermée ! Veuillez, je vous prie, revenir la semaine prochaine.
Le jeune homme retrouva l'intonation de la voix qui avait gardé la même douceur. Il ressentit les picotements de la veille, ne chercha pas à les éviter et répondit d'une voix qu'il voulut neutre :
 - Je ne viens pas pour un achat.
Elle se retourna surprise, vacilla et manqua de chuter du haut de l'échelle. Elle rétablit son équilibre et le dévisagea attentivement avec un intérêt non dissimulé. Débarrassé du barbouillage de fumée noire de la veille, le visage de Vacker dans la lumière du jour était agréable et avenant.
 - Auriez-vous oublié quelque chose Monsieur ? lui demanda-t-elle.
Il laissa errer son regard dans la librairie, ne reconnaissant pas dans la propreté du magasin, l'officine que ses compagnons et lui avaient saccagé. Les rayonnages avaient repris leur place primitive et les débris qui jonchaient le sol n'étaient plus. La seule trace visible de leur passage était la vitre brisée d'un petit présentoir maintenue par un adhésif. Restée sur la plus haute marche de l'échelle, la jeune fille intriguée l'observait . L'intrusion de Wacker était si inattendue, qu'elle ne savait quoi  penser. Elle refusait d'imaginer que le jeune homme présent fut le chef d'une horde sauvage. Elle n'éprouvait aucune crainte, seulement une appréhension ignorant le but recherché par le visiteur.
 - Est-ce vous qui avez nettoyé ? finit-il par demander.
 - Notre clientèle n'aurait pas apprécié le désordre.
 - Que vendiez-vous ?
La jeune fille prit le temps de descendre de son perchoir, de poser le chiffon qu'elle tenait et de dénouer le foulard avant de s'approcher. Les joues rasées du visiteur sentaient bon l'eau de cologne et son haleine avait perdu les relents de bière.
 - Nous vendons des livres, du moins... avant qu'ils ne soient partis en fumée !
Franz posa sur elle un regard courroucé et le ton de sa voix trahit un agacement.
 - Ce n'est pas précisément ce que je souhaite savoir !
La jeune fille ignora l'agressivité du ton, illumina son visage par un sourire et demanda poliment :
 - Que désirez-vous savoir exactement Monsieur ?
Wacker fut sidéré, la jeune personne n'était pas plus troublée que la veille. Elle faisait preuve d'un stoïcisme qu'il prit pour de la provocation.
 - Les livres que vous vendez ? Ne sont-ils pas les pamphlets subversifs que votre communauté se complait à publier ?
Wacker détourna le regard ses paroles sitôt prononcées . Cependant il n'émit aucun regret, répugnant à reconnaître le sang-froid de la jeune libraire. Celle-ci l'avait écouté sereinement sans la plus petite objection. Avec des gestes lents, elle lissa ses cheveux de jais, libéra les manches retroussés du chemisier et chercha le regard de Wacker. Après quoi, elle lui répondit en détachant les mots:
 - Avez-vous pris le soin de lire la couverture des livres que vous avez sacrifiés ?
Le jeune homme lui répliqua sèchement.
 - Nous avons reçu l'ordre de brûler des livres, non de les trier !
 - Si vous aviez dérogé à l'ordre, vous auriez su. Apprenez que la librairie ne vend que des oeuvres allemandes. Nous en avons fait une spécialité, de l'édition populaire à l'édition de grand luxe pour des bibliophiles.
 - Depuis quand des youpins s'intéressent-ils à la littérature allemande en dehors de leurs propres écrits ?
Franz ne put réprimer la cinglante réponse qui avait franchi ses lèvres. Le visage de la jeune fille garda la même paisible expression. Elle inspira profondément, soutint le regard de Franz et parla :
 - Je m'appelle Judith Silbermann, ma famille est bavaroise depuis près de cinq siècles. Nous nous sommes installés à Berlin après la guerre. Mon père est décoré de  la Croix de Fer pour bravoure sur le champ de bataille. Il a sauvé la vie d'un officier et a été blessé par trois fois. Désirez-vous d'autres renseignements, Monsieur ?
Wacker s'approcha du présentoir, promena ses doigts sur le ruban adhésif et demanda .
 - Que contenait la vitrine ?
 - Quelques éditions de luxe et un ouvrage ancien .
 - Un livre ancien ??? dit-il surpris. - Qu'était cet ouvrage ?
 - Un manuscrit de Luther du dix-septième siècle. Sa cote sur le marché est élevée .
 - Pouvez-vous me le montrer ?
Judith eut une telle expression d'étonnement, que Franz se mordit la lèvre inférieure sans trop comprendre pourquoi. Il se reprocha d'être revenu, estimant qu'il n'avait rien à voir avec ces gens. La fille l'avait probablement ensorcelé et il courait à sa perte s'il ne fichait pas le camp au plus vite. Le visage de Judith ne trahissait que la beauté de ses traits. Elle n'en voulut pas au jeune homme, qu'elle pensait n'être que la victime des préjugés.
 - Vous arrivez un peu tard ! Il a été brûlé comme le reste.
Wacker se dirigea vers la porte qu'il ouvrit en grand, sortit, la referma. Il l'ouvrit à nouveau et dit avec un pâle sourire lorsque la clochette cessa de tinter.
 - Je reviendrai !
         Judith, sortie derrière lui, le vit remonter lentement la rue indifférent aux regards des riverains posés sur lui. Lorsqu'il disparut au bout de la Wilhemstrasse, Judith remarqua la présence de l'épicier sur le pas de sa porte, le salua et retourna à ses occupations. Monsieur Schmidt n'avait pas décollé de son étal extérieur après l'arrivée de Wacker, s'interrogeant sur la présence du jeune homme dans la librairie au lendemain de l'incendie. Il eut une moue soupçonneuse, haussa les épaules et regagna le comptoir de son épicerie. Les enfants étaient partis et les deux mères de famille entrèrent dans la quincaillerie rapporter à monsieur Adenauer, un brave homme, les événements de la nuit passée. Son nettoyage terminé, Judith rangea l'échelle dans l'appenti. De nombreux livres dont quelques éditions rares occupaient l'espace exigu que les nazis dans leur folie pyromane avaient ignoré. Elle pensa au visiteur et à sa conduite malhabile qui contrastait avec la fureur brutale de l'homme en uniforme. Elle ne comprit pas pourquoi il était revenu ni ce qu'il cherchait précisément. Il l'avait intrigué par son départ précipité et son interrogatoire maladroit. Une multitude de questions tournoya dans sa tête le reste de la journée sans que l'une d'elles ait trouvé une réponse. Elle s'endormit tard dans la nuit avec une pensée pour le jeune homme, son eau de toilette et son attitude. Si la veille elle avait des raisons de le haïr, sa visite inattendue effaça la rancune.
        Franz Wacker revint une semaine plus tard. Monsieur Schmidt derrière son étal extérieur sélectionnait des fruits pour Madame Adenauer. Apercevant le jeune  homme il s'interrompit pour le voir entrer dans la librairie.
        Des livres avaient pris place sur les rayonnages et dans le présentoir restauré, un grand volume illustré était posé ouvert. Debout derrière un comptoir Judith munie d'un fin pinceau et d'une grosse loupe de philatélie, dépoussiérait les pages d'un livre,.
 - Bonjour ! Que faites-vous avec un pinceau dans les mains ? lui demanda Franz qui se délesta d'un large sourire.
Judith avait relevé la tête au son plaintif de la clochette de bronze, reconnut Franz Wacker et attendit qu'il eut terminé son inspection. Elle le salua avec l'amabilité qui sied à une jeune libraire et répondit à son interrogation :
 - je vérifie le bon état des pages et surtout, qu'aucun champignon ne se soit développé. L'ouvrage a été oublié dans un milieu humide.
 - Ce n'est qu'un livre voyons !! s'exclama Wacker.
Judith posa le pinceau et la loupe, referma le livre le signet emprisonné entre les deux dernières pages analysées et le tendit vers le jeune homme.
 - C'est une édition ancienne. Bien qu'il soit une oeuvre mineure de Goethe il est recherché pour sa rareté.
 - Si vous trouvez vos champignons, qu'en ferez-vous ?
 - Il devra être entièrement traité. Malheureusement notre relieur n'est plus. Il savait soigner les maladies du livre.
 - Votre relieur a quitté l'Allemagne ?
La question eut le poli glacé d'une lame de poignard et une ombre ternit l'éclat bleu des yeux de Judith. Elle laissa filer un bref instant avant de répondre, une invisible larme sous les paupières.
 - Je présume qu'il eut souhaité un meilleur départ.
Il fallut plusieurs secondes à  Franz pour réaliser sa méprise. Aussi ne s'attarda-t-il pas sur la question .
 - Vous semblez savoir bien des choses sur les livres. D'où les tenez-vous ?
 - Je suis née au milieu d'eux et ils ont bercé mon enfance.
 - Que pouvez-vous me dire d'autre ? 
 - Avant l'incendie..... Elle marqua une pause, observa Franz qui ne fit aucun commentaire et poursuivit :
 - Nous faisons partie des rares librairie où vous pouvez trouver toute l'oeuvre de Freidrich Von Schiller. De la version populaire en livre de poche à l'édition de grand luxe. La reliure en cuir pleine fleur est gravée au fer avec une dorure à la feuille d'or et une impression sur papier vergé. Les séries sont limitées et numérotées. Une partie de notre clientèle est américaine et européenne.
 - Poursuivez-vous  des études ?
 - Le Doyen de la faculté de médecine où j'étudiais, nous a fait comprendre à mes camarades juives et à moi-même, que nous n'avons pas notre place dans l'établissement et que par conséquent notre présence n'est plus souhaitée. Judith avait parlé sans révolte comme elle l'eut fait d'un simple constat. Franz se sentit coupable lui qui n'était qu'un insignifiant rouage de l'effroyable broyeuse étatique. Il envia la sérénité de vie de la jeune libraire et la source qui alimentait sa force. Il prit sur un rayon, un livre qu'il feuilleta distraitement, le remit à sa place dans le même alignement puis se dirigea vers la porte et l'ouvrit en grand. Il regarda la jeune fille penchée sur le livre taché.
 - Je dois m'en aller ! Je ne manquerai pas de revenir.
Judith leva la tête pour demander : 
 - Comment vous appelez-vous ?
 - Franz Wacker.
        Dans la rue, le jeune homme ignora le regard de l'épicier fixé sur lui et quitta la Wilhemstrasse à grande enjambées. Franz Wacker était un homme déboussolé, Franz Wacker ne comprenait plus. Il était partagé entre les vérités du Parti, ce qu'il voyait et ce qu'il entendait. Franz Wacker était un jeune homme divisé entre la fidélité au Parti et la naissance d'une attirance amoureuse pour la fille d'un youpin.

        Franz revint un mois plus tard. Sous sa main la poignée de porte était glacée et la clochette de bronze émit une fréquence plus métallique. L'hiver avait installé ses quartiers et dans la rue peu de personnes s'attardaient. Monsieur Adenauer présentait dans sa vitrine un poêle à bois d'une grande modernité. Seul Monsieur Schmidt eut suffisamment d'argent pour acheter un exemplaire. Dans la librairie régnait une température clémente, une encyclopédie avait remplacé le grand livre illustré dans le présentoir et sur une chaise à sa droite, Judith était assise un livre dans les mains. Rien d'autre ne semblait avoir changé depuis la dernière visite de Wacker. Il eut l'étrange impression que la librairie s'enfonçait imperceptiblement dans l'oubli. Il demanda après avoir salué la jeune fille qui lui souriait.
 - Que lisez-vous ?
 - Un traité de neurologie.
 - Vous n'abondonnez pas ? s'enquit-il intrigué.
 - Si j'abandonne l'étude, je renonce à l'espoir d'une normalité.
Elle posa le livre, désigna la chaise près d'elle et l'invita à s'asseoir. Il déclina poliment l'offre préférant rester debout encore un moment. Il parcourut les étagères du regard, s'appesantit sur certains auteurs et davantage sur un épais volume dont la splendide reliure avait attiré son attention. Il le prit, fut surpris par le poids et l'épaisseur de la couverture de cuir. Il feuilleta quelques pages d'une belle écriture gothique puis le reposa sur l'étagère. Judith l'observait sans un mot. Le jeune homme parlait peu de lui, restait discret sur ses relations et ses occupations. C'était pour cela qu'elle l'aimait, tout au moins s'en persuadait-elle.
 - Comment va la librairie ? questionna Franz la tirant de sa rêverie .
 - Mal ! Nos fournisseurs sont aux abonnés absents et notre clientèle allemande nous évite.
 - Partez ! Fuyez le pays ! Vous n'avez plus votre place dans la nouvelle Allemagne.
 - Pour aller où ?
 - Je suppose qu'il ne manque pas de pays prêts à vous accueillir. Tenez, prenez les Etats-Unis c'est un grand pays de liberté.
 - Mon père dit que nous sommes Allemands, que notre patrie est l'Allemagne depuis de nombreuses générations, que nous avons connu d'autres crises et qu'un jour, la vie redeviendra normale.
 - Alors partez seule ! Je pourrais vous obtenir un passeport et les documents qui vous seraient indispensables.
 - Viendrez-vous avec moi en Amérique ?
Franz resta interdit. Pour la toute première fois Judith fit allusion à leur relation.
 - Je ne peux pas, les temps prochains seront difficiles et l'Allemagne aura besoin de tous les hommes.
Judith se leva, prit un paquet enrubanné derrière le comptoir pour le tendre à Franz.
 - Pour moi ?? On dirait un livre ! Qu'est-ce que c'est ?
 - Un recueil des poésies de Schiller dans une édition de luxe.
 - Mais pourquoi ?? Pourquoi moi ?
Elle posa un doigt sur les lèvres du jeune homme et dit .
 - Pas de questions je vous prie. Elle lui prit la main le faisant asseoir près d'elle. Le silence qui suivit n'était brisé que par le froissement du papier défait par Franz. Il le roula en boule tandis que sa main effleurait le bras de Judith. Elle lui prit la boule glissant sa main dans la sienne.
        Les deux jeunes gens se revirent plus souvent. Dans la Wilhemstrass, Franz Wacker n'était plus un inconnu, des riverains lui souriaient et le saluaient sans reconnaître en lui l'incendiaire d'un soir de novembre. Les enfants guettaient sa venue ou le prenaient à témoin pour leurs jeux. Judith ne demandait rien, n'exigeait pas plus, se satisfaisant des visites de son amant et du bonheur d'être dans ses bras.


        L'été  tardait à venir. Si les journées étaient douces, les nuits restaient fraîches parfois même froides. Un après-midi le soleil triompha des nuages et la chaude couleur de ses rayons inonda la rue. Venu plus tôt que d'habitude Franz Wacker, stupéfait, découvrit à son arrivée devant la librairie trois scellés sur la porte d'entrée. La voix haut perchée de monsieur Schmidt résonna derrière lui.
 - Ils sont partis !
Wacker se retourna pour voir deux petites billes vertes qui le fixaient du fond de leur orbite. Il saisit le poignet gauche de l'épicier et hurla :
 - Partis ?? Mais partis pour où ?
 - Je n'en sais rien ! Lâchez-moi jeune homme ! Vous me faites mal !
Franz libéra l'étreinte. Monsieur Schmidt massa son poignet, s'attardant sur la main mutilée par l'explosion d'une grenade et marmonna dans un souffle.
 - Ils sont venus les chercher .
 - Qui est venu les chercher ?
 - Les types de la Gestapo ! Ils sont venus. Ils ont emmenés les parents..., il fit une pause sans quitter des yeux Wacker, puis persifla d'une voix forte. - Et la fille ! Ils ont emmené aussi la fille.
Après quoi il tourna les talons et traversa la rue. Franz était resté immobile sans plus un mot, les bras ballants, le regard rivé sur les trois scellés. Trois infâmes scellés qui le narguaient d'une voix muette semblant dire : « C'est fii ! Fini ! Fini ! » Une vaine colère d'indignation et de révolte sourdait en lui. Il saisit la poignée de la porte, la secoua avec la violence du désespoir et l'impérieuse envie d'arracher la scélérate condamnation. Seul, étouffé, le son plaintif de la clochette de bronze lui répondit. Monsieur Schmidt retrouva le parfum des fruits sur son étal, observa le jeune homme une fois encore, secoua tristement la tête puis disparut à l'intérieur de l'épicerie.
        Le regard perdu, les poings serrés au fond des poches, Franz Wacker remonta une dernière fois la Wilhemstrasse. Il heurta monsieur Adenauer accompagné d'un client et poursuivit son chemin. Il allongea le pas sans se retourner ni entendre le quincaillier lui parler de Judith Silbermann. Un peu avant l'offensive allemande sur la Pologne, il se fit affecter dans une division de panzers de la Whermacht et rendit sa carte du Parti nazi....


            SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

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