Onglets

vendredi 15 mars 2013

La rupture.

  La vie comme elle va.

  LA RUPTURE.
  (Moulin des Contes 2009).






 BOZO le clown.

        Ils arrivèrent bien après vingt trois heures, l'étroitesse des rues désertées, n'opposait aucun obstacle au convoi qui roulait lentement et dont les phares se reflétaient sur la chaussée mouillée. Le crachin recouvrait les sols d'une fine lame d'eau sans parvenir à pénétrer la sécheresse de la terre et la lune jouait à colin-maillard derrière un gros nuage. Le convoi s'arrêta devant l'entrée du terrain éclairé, par les phares du premier véhicule. Le champ à l'abandon était envahi par une végétation sauvage et des amas de gravats.
  - Mais c'est quoi ce merdier ? S'exclama l'un des chauffeur.
Leur visage portait la fatigue du long voyage qu'ils avaient accompli dans la journée.
  - On fait quoi ? T'as une idée toi Le Manchot? Demanda un autre chauffeur à un homme de grande taille dont l'épaule gauche tombait légèrement.
  - Préparez un coin propre pour la nuit. Nous aviserons avec l'auguste demain matin.
Ils aménagèrent un espace pour les caravanes, rangèrent les véhicules et s'enfermèrent pour la nuit.

        Le jour se leva boudeur avec la même mine maussade que la veille, la pluie menaçait à nouveau de tomber et le thermomètre flirtait avec une faible température. Une installation fut improvisée et l'activité débuta tôt. Une jeune funambule s'entraînait sur un fil tendu à un mètre du sol, des chevaux paissaient paisiblement et autour d'une table, étaient assis l'homme à l'épaule affaissée et l'Auguste tout juste arrivé. Le conducteur dit "Le meccano" qui la nuit passée n'apprécia pas le désordre du champ, leur servit de la bière.
  - Franchement l'Auguste, regardes l'état du terrain que veux-tu qu'on en fasse ? C'est sympa d'y avoir penser, mais un chapiteau ne tiendra jamais sur ce machin. Nous avons les gars et moi évalué les travaux que nous devrons confier à un terrassier et le cirque n'a plus les moyens, sans compter qu'il nous faut l'accord du propriétaire de ce champ de ruine. Sais-tu ce que l'on peut faire du terrain à part balancer des gravats ?
  - Il a servi autrefois aux cultures.
  - Aujourd'hui tu veux planter un chapiteau ? L'absence du cirque te pèse ?
  - Tu manqueras toujours le coche de l'amabilité !
Le Manchot  promena son regards sur les monticules de détritus qui jonchaient le champ puis répondit après un moment de silence.
  - Nous sommes venus par amitié pour toi, sitôt ta lettre reçue, tant nous étions heureux de te revoir après cinq années d'absence et de silence. Tu as abandonné le cirque sans tambour ni trompette, parti, envolé, disparu. A peine le temps de nous retourner l'Auguste cavalait après un jupon.
  - J'ai espéré que les années adoucissent ta rancune !
  - Le pardon est une faiblesse que je ne peux m'accorder.
  - Tu peux prendre un nouveau départ ici sur ce terrain ou retourner végéter dans ton trou oublié.
  - Un nouveau départ dis-tu ? Avec quel argent ?
  - J'ai tout arrangé. Annonça posément l'Auguste.
Satisfait de sa petite bombe, il but calmement le verre de bière qui lui était servi. Le Manchot  n'était pas le type à sauter au plafond pour un soupçon de bonne nouvelle. Il attendit que l'Auguste posa son verre puis, prit le temps de vider le sien avant de demander.
  - Dévoiles tes cartes.
  - Un terrassier n'attend que ton accord pour transformer le champ en un jardin. Le propriétaire est d'accord, la Mairie voit d'un bon oeil l'implantation d'un cirque dans ce coin de ville et le notaire espère ta visite.
  - A qui dois-je vendre mon âme pour ses largesses ?
  - Tu n'as aucune obligation.
  - Où se trouve le cinglé qui jette son fric par les fenêtres ?
  - Le terrassier ne te prendra pas un sou, les habitants mettront la main à la pâte et les produits seront fournis par des entreprises généreuses.
  - J'ai besoin de réfléchir !
  - Pareille occasion ne se présente qu'une fois.
  - J'ai dit que je veux réfléchir ! Répondit Le Manchot contrarié.
L'Auguste le regarda dans les yeux et reprit, le ton glacial.
  - Aldo est mort, les frères volants appartiennent au passé, cesses de pleurer sur ton sort et regarde l'avenir en face.
  - C'est toi qui me dit ça ! Où es-tu parti quand j'ai eu le plus besoin de toi ?
Le silence qui suivit les dernières paroles du Manchot fut interrompu par la voix de la jeune funambule.
  - Salut Bozo !
Le Manchot à qui rien n'échappait, répliqua aussitôt.
  - Géraldine concentres-toi sur l'entraînement.
L'adolescente lui répondit en riant.
  - Oui mon oncle.
  - Cette môme veut ma perte ! Soupira l'oncle.
Le Manchot et Aldo son frère cadet avaient bâti la célébrité de leur cirque en exécutant un périlleux numéro de haute voltige, leur valant le surnom de "Frères volants". Des esprits chagrins, jaloux de leur succès, les qualifiaient de "Fous volants". Aldo perdit la vie lors d'une répétition générale. La barre du trapèze céda sous son poids au moment crucial où, il se lançait dans le vide. Il manqua la prise des mains du Manchot et s'écrasa quinze mètres plus bas, sur le sable de la piste. Le bras gauche du frère aîné, violemment sollicité par la prise manquée, resta paralysé. Quelques mois après le drame, l'Auguste asséna le coup de grâce en abandonnant un soir le cirque pour les beaux yeux verts d'une rousse , entichée du costume et des paillettes d'un  clown. Il formait avec sa partenaire Irma et la fille de celle-ci, le trio "Bozo and Co". Leur numéro très drôle attirait les foules autant que les "Frères volants". Le cirque tomba dans l'oubli et la ruine ne tarda pas à suivre avec son cortège de misère. Dans le cirque tout le monde apprit à tout faire, l'artiste comme le manoeuvre. Aux périodes de relâche ou de grande disette les gars travaillaient à l'extérieur pour améliorer l'ordinaire.
Le dresseur de chevaux vint les voir. Il salua brièvement le visiteur et s'adressa au Manchot.
  - Tu peux venir ?
  - Vous avez trouvé un vétérinaire ?
  - Il attend dans l'enclos des chevaux.
Il se leva et avant de suivre le dresseur, s'adressa à l'Auguste :
  - Tu trouveras tes affaires chez Irma.
  - Comment va-t-elle ? Demanda l'Auguste.
  - Tu le sauras si tu te donnes la peine, la caravane n'a pas changée. Irma fait son boulot comme nous autres et peut-être mieux encore.
Puis il tourna les talons et s'en alla . Le meccano se servit un verre de bière, le vida d'un trait, s'essuya les lèvres d'un revers de manche et prit la parole. L'Auguste lui avait le regard fixé sur la caravane d'Irma. Il reconnut le bleu des rideaux et la mini antenne de télévision qu'il avait fixé sur la gouttière. La voix du meccano le tira de ses pensées.
  - Ne juges pas Le Manchot, tu ignores les épreuves qu'il a traversé. Il peut te paraître dur, il n'en est rien. Il a encaissé la mort d'Aldo et ta trahison sans piper un mot. Il s'est battu et se bat encore pour sauver ce qui reste du cirque, s'il est le premier levé, il est le dernier à éteindre sa lumière. Il est sur toutes les brèches et partout où l'on a besoin de lui. Les gars n'ont pas avalé ton départ précipité.  Le manchot et Irma ont déclaré que cela ne les concerne pas.
  - Peux-tu m dire comment elle va ? Elle vit avec quelqu'un ?
  - Irma ne vit avec personne, elle a gardé l'espoir qu'un jour tu reviendrais. Un  industriel du nord, a voulu la marier, renflouer le cirque et nous assurer les périodes de vaches maigres . Elle te l'a envoyé balader lui est son fric. Tu sais l'Auguste, t'auras beau t'agiter, dehors tu n'est rien. Tu n'existes que sur le sable de la piste.
  - Epargne-moi ta morale j'ai eu mon compte ! Lui répliqua l'Auguste qui se leva.
Il serra la main du meccano et dirigea ses pas vers la caravane. Elle avait bien vieilli, sa peinture écaillée à certains endroits laissait apparaître des plaques de rouille sur les parties métalliques et les autres caravanes, étalaient le même affligeant spectacle. Les véhicules semblaient avoir bénéficié d'un meilleur entretien. L'Auguste secoua tristement la tête, martelée par les questions. "Que s'est-il passé ? Où est-il son cirque ?" Soudain, il eut envie de rire, rire à gorge déployée pour ne pas pleurer. Dans ce champ dévasté, des caravanes délabrées, sagement rangées en demi-cercle autour d'un espace hâtivement débroussaillé. S'il avait voulu humilier son ancienne famille, il n'eut pas fait mieux. Le Manchot avait raison, où était-il quand le cirque sombrait, lui, l'Auguste moralisateur. Quelles étaient loin les années de gloire et de richesse. Il frappa à la porte qui s'ouvrit sur Irma. Il hésita un instant, indécis sur l'attitude à prendre ou les mots à dire. Dans la pâle clarté du jour, le visage d'Irma n'avait rien perdu de sa beauté, le noir des cheveux réhaussait le rosé des pommettes. Il chercha dans le sourire de la jeune femme, les fossettes et l'éclat lumineux du regard d'antan.
  - Salut l'Auguste !
  - Bonjour Irma ! autrefois j'ai bénéficié d'un "Bonjour Louis !"
  - Autrefois tu étais Bozo le clown, aujourd'hui tu es une ombre venue frissonner au souvenir de son passé.
  - Je n'ai pas changé Irma.
  - Nos miroirs trichent, ils méconnaissent l'horloge. Tes affaires sont dans le coffre, peut-être un peu froissées. Le temps et l'oubli ont triomphé du repassage.
  - Cinq ans Irma.
  - Cinq années sont peu dans la vie d'un homme mais trop pour un costume de clown. Tu peux franchir le seuil ou retourner à ton errance.
Elle tourna le dos et s'assit à son bureau. Un livre de compte était ouvert et d'une cassette de métal dépassait une maigre liasse de billets de banque maintenue par un élastique. Entré derrière elle, l'Auguste ouvrit le coffre de camphrier. Penché au-dessus de l'ouverture, un parfum de lavande chatouilla ses narines. Deux costumes de clown bariolés repassés étaient rangés aux côtés d'une trompette dont le cuivre scintilla sous la lumière du jour et de trois nez de clown. Il porta l'instrument à ses lèvres, ses doigts retrouvèrent le chemin des pistons et trois notes s'en échappèrent, encombrées de souvenirs. Du fond de sa mémoire, un monde oublié reprit vie. Une piste illuminée, une trompette qui jouait, des rires et des clameurs d'enfants . Trois clowns dont une enfant firent leur numéro sous les applaudissements. Il rangea la trompette et referma le coffre. Irma l'observait sans un mot. Après un silence qui parut une éternité, l'Auguste demanda.
  - Géraldine est au courant pour moi ?
  - elle n'est au courant de rien, j'ai interdis à quiconque de la perturber avec nos histoires d'adultes. Je lui ai dis qu'un jour tu reviendras lorsque tes affaires te le permettront. Tu est pour elle le père dont elle a rêvé. Le Manchot dit qu'elle suivra ta voie et sera une grande star . Il entraîne lui-même et veille sur elle . Oui, l'Auguste, je devine ta question, Géraldine poursuit ses études, elles sont brillantes . Elle veut être vétérinaire et funambule. A présent va la retrouver elle t'attend.
L'Auguste sortit de la caravane sans se retourner, la voix d'Irma l'arrêta. Une voix chargée d'émotion, proche de sanglots longtemps retenus.
  - As-tu perdu l'usage de la plume dans ton errance ?
L'Auguste ne répondit pas. Aucune excuse n'eut pu expliquer son silence ni sa fuite. Il reprit sa marche, s'arrêta à nouveau et tourna le regard vers la caravane. Irma était restait immobile dans l'embrasure de la porte, deux larmes avaient marqué leur chemin le long des joues.
        Aussitôt qu'elle aperçut le clown, Géraldine courut vers lui et se pendit à son cou.
  - Dis donc Bozo tu as oublié de te raser ce matin ? Ca pique ! Tu m'as vu danser ? Je sais le faire sur un vrai fil. Elle se serra un peu plus et posa la tête sur l'épaule du clown. Elle l'embrassa et poursuivit.
  - Nous allons reprendre le numéro avec maman n'est-ce pas ?
Ils restèrent longtemps enlacés sans plus un mot. Les hommes avaient cessé leur activité et les regardaient attendris. Un léger sourire détendit les traits du Manchot. Cependant ils n'oubliaient pas la trahison de l'Auguste parti en pleine nuit, le carnet des tournées rempli, la gloire aux portes du chapiteau. Aldo disparu, il était le seul en mesure de seconder Le Manchot et sauvegarder la renommée du cirque. Son départ souda les familles autour du Manchot et d'Irma. Le cirque connut la misère, les bides, les terrains de seconde zone, les refus de se produire dans certaines villes, les maigres recettes, les cirque amis qui les abandonnaient par peur de la scoumoune ou parce-qu'ils n'avaient plus rien à leur envier ou apprendre d'eux et ceux qui voulaient acheter le cirque pour grandir. L'Auguste accompagna l'enfant jusqu'à la caravane, l'embrassa et dit.
  - Je dois m'en aller, nous nous verrons tant que le cirque restera par ici.
Géraldine se contenta de sourire, un pâle sourire avant de se libérer de l'étreinte du clown. Pourtant elle eut souhaité lui dire :"combien elle est heureuse de le revoir, combien il lui a manqué. Lui demander pourquoi les adultes doivent souvent s'en aller et pourquoi sont-ils parfois tristes."

        Le clown s'en alla, les poings serrés au fond   des poches, une larme retenue. Il osa un dernier regard sur la survivance de son passé avant de disparaître. Le cirque n'avait pas de secret pour lui, des gradins aux moteur des véhicules. Il était l'homme des solutions, de toutes les négociations et le pacificateur des conflits. Il descendit la paisible rue principale du quartier, les passants étaient rares et la circulation amoindrie. Il eut envie de bruit et de mouvements, il accéléra le pas en direction de la bruyante vie du centre ville. Quelqu'un l'appela.
  - Hé l'Auguste ! attends, ne cours pas si vite.
Le clown n'entendit rien et poursuivit son chemin perdu dans sa rêverie. Il retrouva le coeur de la ville et la circulation automobile. La foule le bouscula, sur la place, un café, une terrasse, il s'assit et commanda un demi de bière. Les voitures et les deux roues se disputaient la chaussée, le soleil était absent et les bâtiments sans couleur. Sur la grisaille des trottoirs, se mouvait de la couleur, une multitude de taches colorées, des habits, , une infernale sarabande de costumes d'Auguste bariolés....

Mai 2009
Emile LUGASSY .

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