Onglets

mercredi 20 mars 2013

Le temps d'aimer (Prix 2012).

Au temps des guerres .
  Prix de "Lire à Hyères". (2012).








 Le temps d'aimer


        La Wilhemstrasse était une paisible rue berlinoise loin du centre et de l'agitation trépidante des grandes artères. Ses riverains fort modestes, vivaient en bon voisinage et leurs rapports respectueux étaient empreints d'une courtoisie toute  allemande. Le bon docteur Wangler parti l'an passé dans sa belle automobile Mercédès ne fut pas remplacé. Il n'avait pas sa pareille pour soigner les enfants et les maux de gorge qui ne manquaient jamais de faire une apparition l'hiver. La journée s'écoula monotone, une calme journée d'automne où chacun vaquait à ses occupations ordinaires. Monsieur Adénauer le quincaillier était allé à Munich rendre visite à une cousine qui, disait-on, travaillait dans le cabinet de monsieur Goering.
        Ils étaient arrivés précédés de leur chant et du bruit des bottes sur le macadam, après que la nuit froide eut étendu sur la ville la complice noirceur de son manteau. Une partie de la rue était éclairée par la chaleur rougeoyante du feu dont les hautes flammes dévoraient avec un lugubre chuintement les pages de plusieurs centaines de livres. La dizaine de Chemises Brunes, de jeunes hommes braillards entouraient le bûcher qu'ils avaient allumé et qu'ils alimentaient par brassées de livres. Saoulés de bière, de haine, le rictus aux lèvres et illuminé par les flammes du bûcher, leur visage noirci était effrayant. Distants de quelques pas, des curieux passifs indifférents au sort des ouvrages, assistaient à la funeste cérémonie. Leur figure figée par une indicible peur, ils n'échangeaient que peu de mots d'une désolante banalité. Trop heureux de n'être pas l'une des victimes de la Kristallnacht, ils ne s'opposèrent pas à la horde, ne s'interrogèrent pas sur les raisons de sa violence ou de l'intérêt de leur propre présence dans la rue. Ils étaient paralysés par la couardise et une morbide fascination pour le feu. Leurs oreilles attentives n'entendaient pas plus que ne voyaient leurs yeux qui regardaient brûler le monticule de livres. Les auteurs de l'autodafé, méprisants, hautains et imprégnés de slogans n'étaient que les détenteurs provisoires d'une violence empruntée. Comme autant de menaces jaillissant dans l'air chauffé, leurs rires et leurs sarcasmes couvraient le crépitement des étincelles du feu. Sur les façades des maisons éclairées par les flammes, des fenêtres étaient entrebâillées. Le reste de la rue déserté etait plongé dans la pénombre et le bruit du moteur d'un véhicule qui passait dans l'artère voisine résonna sur les murs. Une femme sortit d'une maison, longea les façades derrière les badauds, saisit la main d'un enfant et l'entraîna précipitamment à l'intérieur. Un peu à l'écart une jeune fille caressa la joue blessée d'un homme vêtu de noir avant de s'approcher de la troupe en uniforme. Elle  s'adressa au moins excité de la bande qui lui sembla être le chef. Dans les inflexions de sa voix, ferme et sans colère se devinait une profonde incompréhension.
 - Pourquoi vous en prenez-vous aux livres ?
Franz Wacker se retourna la matraque levée, prêt à en découdre avec l'intrus dont la voix téméraire troublait le déroulement de sa cérémonie. Son regard croisa celui d'une jeune fille qui le toisait. Pas l'ombre d'une peur ne se lisait sur le beau visage laiteux dévoré par deux grands yeux bleu Danube. De longs cheveux noirs épars retombaient sur les fines attaches des épaules couvertes par un gilet de laine. Le jeune homme décontenancé se figea,, ahuri la matraque restée en l'air, la bouche ouverte et le regard agrandi par l'étonnement face à la frêle jeune fille tout juste sortie de l'adolescence. Plus rien n'existait que le bleu des yeux posés sur lui, le dessin des lèvres ourlées et la mélodie d'une voix qui psalmodiait à ses oreilles.
 - Prenez-vous conscience que vous brûlez la noble richesse de l'âme allemande !
Wacker, impressionné, baissa lentement la matraque. La folle témérité de la jeune fille n'avait d'égale que sa beauté. Elle n'opposait à la violence de leurs injures, la brutalité de leur bâton que la douceur des mots ordinaires. Franz Wacker était charmé, l'autodafé, les brassards à croix gammée, la haine raciale et la nuit de cristal s'évanouirent autour de lui et de la jeune fille. Combien de temps dura la magie ? Une éternité ? Une fraction de seconde ? L'immobilité du temps n'avait plus de temps. L'étrangeté de la voix lointaine d'une chemise brune brisa l'enchantement.
 - Dis-donc  Franz si on brûlait la boutique pour faire place nette ?
Wacker reprit ses esprits, regarda ses compagnons désoeuvrés, le groupe des curieux immobiles et la jeune fille qui n'avait pas bronché. L'homme au manteau noir était resté à la même place et derrière lui la librairie offrait le pitoyable spectacle d'un saccage ordonné.
 - C'est assez pour ce coin d'autres rues nous attendent.
Ils partirent le chant aux lèvres, leurs pas cadencés et les bottes martelant le macadam. A l'angle de la rue Franz se retourna, la jeune fille était restée près du bûcher. Il l'observa  longuement, cherchant dans le visage éclairé par les flammes, une excuse à sa magnanimité puis disparut avec la horde dans la rue adjacente. Son sommeil et ses rêves furent agités. Dans le rougeoiement des flammes, le regard interrogateur de deux grands yeux bleus le pourchassait.
        L'après-midi du lendemain Franz Wacker retourna dans la Wilhemstrasse. La rue nettoyée avait retrouvé un aspect coutumier, une voiture française stationnait le long du trottoir, des passants pressaient le pas ou s'attardaient devant les vitrines des magasins ouverts. Un cycliste fit tinter sa sonnette en approchant de trois enfants qui jouaient imprudemment sur la chaussée près de l'automobile française. Deux mères de famille se plaignaient de la hausse du prix du pain et du kilogramme de pomme de terre, de l'absence des enfants enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et du travail pénible de leur mari dans l'usine Krupp. Une jolie blonde larmoyante faisait des adieux à un jeune soldat en uniforme de la Whermacht devant l'épicerie de Monsieur Schmidt. Celui-ci, ému par la séparation des deux tourtereaux, leur offrit des pommes. Plantée sur le trottoir Ouest et faisant face à l'épicerie, la librairie était d'une grande sobriété. La vitrine épargnée par le vandalisme de la veille, solidement enchâssée dans une huisserie d'acajou verni, portait l'inscription en lettres capitales :
    « LIBRAIRIE SILBERMANN .
    LIVRES neufs & ANCIENS » .
        Monsieur Schmidt vit Wacker pousser la porte d'entrée de la librairie faisant tintinnabuler une clochette de bronze. Vêtu d'un pantalon de drap sombre, d'une chemise blanche sous une veste de tweed et les bottes remplacées par des chaussures de cuir noir, il ressemblait plus à un jeune universitaire qu'au chef d'un commando. La courageuse demoiselle de la nuit passée, était juchée sur une échelle pliante de bois patiné par les années. Ses cheveux étaient ramassés sous un foulard et son attention accaparée par l'époussetage de rayons vides. Sans prendre la peine de se retourner au tintement de la clochette elle annonça :
 - Je suis désolée, la librairie est fermée ! Veuillez, je vous prie, revenir la semaine prochaine.
Le jeune homme retrouva l'intonation de la voix qui avait gardé la même douceur. Il ressentit les picotements de la veille, ne chercha pas à les éviter et répondit d'une voix qu'il voulut neutre :
 - Je ne viens pas pour un achat.
Elle se retourna surprise, vacilla et manqua de chuter du haut de l'échelle. Elle rétablit son équilibre et le dévisagea attentivement avec un intérêt non dissimulé. Débarrassé du barbouillage de fumée noire de la veille, le visage de Vacker dans la lumière du jour était agréable et avenant.
 - Auriez-vous oublié quelque chose Monsieur ? lui demanda-t-elle.
Il laissa errer son regard dans la librairie, ne reconnaissant pas dans la propreté du magasin, l'officine que ses compagnons et lui avaient saccagé. Les rayonnages avaient repris leur place primitive et les débris qui jonchaient le sol n'étaient plus. La seule trace visible de leur passage était la vitre brisée d'un petit présentoir maintenue par un adhésif. Restée sur la plus haute marche de l'échelle, la jeune fille intriguée l'observait . L'intrusion de Wacker était si inattendue, qu'elle ne savait quoi  penser. Elle refusait d'imaginer que le jeune homme présent fut le chef d'une horde sauvage. Elle n'éprouvait aucune crainte, seulement une appréhension ignorant le but recherché par le visiteur.
 - Est-ce vous qui avez nettoyé ? finit-il par demander.
 - Notre clientèle n'aurait pas apprécié le désordre.
 - Que vendiez-vous ?
La jeune fille prit le temps de descendre de son perchoir, de poser le chiffon qu'elle tenait et de dénouer le foulard avant de s'approcher. Les joues rasées du visiteur sentaient bon l'eau de cologne et son haleine avait perdu les relents de bière.
 - Nous vendons des livres, du moins... avant qu'ils ne soient partis en fumée !
Franz posa sur elle un regard courroucé et le ton de sa voix trahit un agacement.
 - Ce n'est pas précisément ce que je souhaite savoir !
La jeune fille ignora l'agressivité du ton, illumina son visage par un sourire et demanda poliment :
 - Que désirez-vous savoir exactement Monsieur ?
Wacker fut sidéré, la jeune personne n'était pas plus troublée que la veille. Elle faisait preuve d'un stoïcisme qu'il prit pour de la provocation.
 - Les livres que vous vendez ? Ne sont-ils pas les pamphlets subversifs que votre communauté se complait à publier ?
Wacker détourna le regard ses paroles sitôt prononcées . Cependant il n'émit aucun regret, répugnant à reconnaître le sang-froid de la jeune libraire. Celle-ci l'avait écouté sereinement sans la plus petite objection. Avec des gestes lents, elle lissa ses cheveux de jais, libéra les manches retroussés du chemisier et chercha le regard de Wacker. Après quoi, elle lui répondit en détachant les mots:
 - Avez-vous pris le soin de lire la couverture des livres que vous avez sacrifiés ?
Le jeune homme lui répliqua sèchement.
 - Nous avons reçu l'ordre de brûler des livres, non de les trier !
 - Si vous aviez dérogé à l'ordre, vous auriez su. Apprenez que la librairie ne vend que des oeuvres allemandes. Nous en avons fait une spécialité, de l'édition populaire à l'édition de grand luxe pour des bibliophiles.
 - Depuis quand des youpins s'intéressent-ils à la littérature allemande en dehors de leurs propres écrits ?
Franz ne put réprimer la cinglante réponse qui avait franchi ses lèvres. Le visage de la jeune fille garda la même paisible expression. Elle inspira profondément, soutint le regard de Franz et parla :
 - Je m'appelle Judith Silbermann, ma famille est bavaroise depuis près de cinq siècles. Nous nous sommes installés à Berlin après la guerre. Mon père est décoré de  la Croix de Fer pour bravoure sur le champ de bataille. Il a sauvé la vie d'un officier et a été blessé par trois fois. Désirez-vous d'autres renseignements, Monsieur ?
Wacker s'approcha du présentoir, promena ses doigts sur le ruban adhésif et demanda .
 - Que contenait la vitrine ?
 - Quelques éditions de luxe et un ouvrage ancien .
 - Un livre ancien ??? dit-il surpris. - Qu'était cet ouvrage ?
 - Un manuscrit de Luther du dix-septième siècle. Sa cote sur le marché est élevée .
 - Pouvez-vous me le montrer ?
Judith eut une telle expression d'étonnement, que Franz se mordit la lèvre inférieure sans trop comprendre pourquoi. Il se reprocha d'être revenu, estimant qu'il n'avait rien à voir avec ces gens. La fille l'avait probablement ensorcelé et il courait à sa perte s'il ne fichait pas le camp au plus vite. Le visage de Judith ne trahissait que la beauté de ses traits. Elle n'en voulut pas au jeune homme, qu'elle pensait n'être que la victime des préjugés.
 - Vous arrivez un peu tard ! Il a été brûlé comme le reste.
Wacker se dirigea vers la porte qu'il ouvrit en grand, sortit, la referma. Il l'ouvrit à nouveau et dit avec un pâle sourire lorsque la clochette cessa de tinter.
 - Je reviendrai !
         Judith, sortie derrière lui, le vit remonter lentement la rue indifférent aux regards des riverains posés sur lui. Lorsqu'il disparut au bout de la Wilhemstrasse, Judith remarqua la présence de l'épicier sur le pas de sa porte, le salua et retourna à ses occupations. Monsieur Schmidt n'avait pas décollé de son étal extérieur après l'arrivée de Wacker, s'interrogeant sur la présence du jeune homme dans la librairie au lendemain de l'incendie. Il eut une moue soupçonneuse, haussa les épaules et regagna le comptoir de son épicerie. Les enfants étaient partis et les deux mères de famille entrèrent dans la quincaillerie rapporter à monsieur Adenauer, un brave homme, les événements de la nuit passée. Son nettoyage terminé, Judith rangea l'échelle dans l'appenti. De nombreux livres dont quelques éditions rares occupaient l'espace exigu que les nazis dans leur folie pyromane avaient ignoré. Elle pensa au visiteur et à sa conduite malhabile qui contrastait avec la fureur brutale de l'homme en uniforme. Elle ne comprit pas pourquoi il était revenu ni ce qu'il cherchait précisément. Il l'avait intrigué par son départ précipité et son interrogatoire maladroit. Une multitude de questions tournoya dans sa tête le reste de la journée sans que l'une d'elles ait trouvé une réponse. Elle s'endormit tard dans la nuit avec une pensée pour le jeune homme, son eau de toilette et son attitude. Si la veille elle avait des raisons de le haïr, sa visite inattendue effaça la rancune.
        Franz Wacker revint une semaine plus tard. Monsieur Schmidt derrière son étal extérieur sélectionnait des fruits pour Madame Adenauer. Apercevant le jeune  homme il s'interrompit pour le voir entrer dans la librairie.
        Des livres avaient pris place sur les rayonnages et dans le présentoir restauré, un grand volume illustré était posé ouvert. Debout derrière un comptoir Judith munie d'un fin pinceau et d'une grosse loupe de philatélie, dépoussiérait les pages d'un livre,.
 - Bonjour ! Que faites-vous avec un pinceau dans les mains ? lui demanda Franz qui se délesta d'un large sourire.
Judith avait relevé la tête au son plaintif de la clochette de bronze, reconnut Franz Wacker et attendit qu'il eut terminé son inspection. Elle le salua avec l'amabilité qui sied à une jeune libraire et répondit à son interrogation :
 - je vérifie le bon état des pages et surtout, qu'aucun champignon ne se soit développé. L'ouvrage a été oublié dans un milieu humide.
 - Ce n'est qu'un livre voyons !! s'exclama Wacker.
Judith posa le pinceau et la loupe, referma le livre le signet emprisonné entre les deux dernières pages analysées et le tendit vers le jeune homme.
 - C'est une édition ancienne. Bien qu'il soit une oeuvre mineure de Goethe il est recherché pour sa rareté.
 - Si vous trouvez vos champignons, qu'en ferez-vous ?
 - Il devra être entièrement traité. Malheureusement notre relieur n'est plus. Il savait soigner les maladies du livre.
 - Votre relieur a quitté l'Allemagne ?
La question eut le poli glacé d'une lame de poignard et une ombre ternit l'éclat bleu des yeux de Judith. Elle laissa filer un bref instant avant de répondre, une invisible larme sous les paupières.
 - Je présume qu'il eut souhaité un meilleur départ.
Il fallut plusieurs secondes à  Franz pour réaliser sa méprise. Aussi ne s'attarda-t-il pas sur la question .
 - Vous semblez savoir bien des choses sur les livres. D'où les tenez-vous ?
 - Je suis née au milieu d'eux et ils ont bercé mon enfance.
 - Que pouvez-vous me dire d'autre ? 
 - Avant l'incendie..... Elle marqua une pause, observa Franz qui ne fit aucun commentaire et poursuivit :
 - Nous faisons partie des rares librairie où vous pouvez trouver toute l'oeuvre de Freidrich Von Schiller. De la version populaire en livre de poche à l'édition de grand luxe. La reliure en cuir pleine fleur est gravée au fer avec une dorure à la feuille d'or et une impression sur papier vergé. Les séries sont limitées et numérotées. Une partie de notre clientèle est américaine et européenne.
 - Poursuivez-vous  des études ?
 - Le Doyen de la faculté de médecine où j'étudiais, nous a fait comprendre à mes camarades juives et à moi-même, que nous n'avons pas notre place dans l'établissement et que par conséquent notre présence n'est plus souhaitée. Judith avait parlé sans révolte comme elle l'eut fait d'un simple constat. Franz se sentit coupable lui qui n'était qu'un insignifiant rouage de l'effroyable broyeuse étatique. Il envia la sérénité de vie de la jeune libraire et la source qui alimentait sa force. Il prit sur un rayon, un livre qu'il feuilleta distraitement, le remit à sa place dans le même alignement puis se dirigea vers la porte et l'ouvrit en grand. Il regarda la jeune fille penchée sur le livre taché.
 - Je dois m'en aller ! Je ne manquerai pas de revenir.
Judith leva la tête pour demander : 
 - Comment vous appelez-vous ?
 - Franz Wacker.
        Dans la rue, le jeune homme ignora le regard de l'épicier fixé sur lui et quitta la Wilhemstrasse à grande enjambées. Franz Wacker était un homme déboussolé, Franz Wacker ne comprenait plus. Il était partagé entre les vérités du Parti, ce qu'il voyait et ce qu'il entendait. Franz Wacker était un jeune homme divisé entre la fidélité au Parti et la naissance d'une attirance amoureuse pour la fille d'un youpin.

        Franz revint un mois plus tard. Sous sa main la poignée de porte était glacée et la clochette de bronze émit une fréquence plus métallique. L'hiver avait installé ses quartiers et dans la rue peu de personnes s'attardaient. Monsieur Adenauer présentait dans sa vitrine un poêle à bois d'une grande modernité. Seul Monsieur Schmidt eut suffisamment d'argent pour acheter un exemplaire. Dans la librairie régnait une température clémente, une encyclopédie avait remplacé le grand livre illustré dans le présentoir et sur une chaise à sa droite, Judith était assise un livre dans les mains. Rien d'autre ne semblait avoir changé depuis la dernière visite de Wacker. Il eut l'étrange impression que la librairie s'enfonçait imperceptiblement dans l'oubli. Il demanda après avoir salué la jeune fille qui lui souriait.
 - Que lisez-vous ?
 - Un traité de neurologie.
 - Vous n'abondonnez pas ? s'enquit-il intrigué.
 - Si j'abandonne l'étude, je renonce à l'espoir d'une normalité.
Elle posa le livre, désigna la chaise près d'elle et l'invita à s'asseoir. Il déclina poliment l'offre préférant rester debout encore un moment. Il parcourut les étagères du regard, s'appesantit sur certains auteurs et davantage sur un épais volume dont la splendide reliure avait attiré son attention. Il le prit, fut surpris par le poids et l'épaisseur de la couverture de cuir. Il feuilleta quelques pages d'une belle écriture gothique puis le reposa sur l'étagère. Judith l'observait sans un mot. Le jeune homme parlait peu de lui, restait discret sur ses relations et ses occupations. C'était pour cela qu'elle l'aimait, tout au moins s'en persuadait-elle.
 - Comment va la librairie ? questionna Franz la tirant de sa rêverie .
 - Mal ! Nos fournisseurs sont aux abonnés absents et notre clientèle allemande nous évite.
 - Partez ! Fuyez le pays ! Vous n'avez plus votre place dans la nouvelle Allemagne.
 - Pour aller où ?
 - Je suppose qu'il ne manque pas de pays prêts à vous accueillir. Tenez, prenez les Etats-Unis c'est un grand pays de liberté.
 - Mon père dit que nous sommes Allemands, que notre patrie est l'Allemagne depuis de nombreuses générations, que nous avons connu d'autres crises et qu'un jour, la vie redeviendra normale.
 - Alors partez seule ! Je pourrais vous obtenir un passeport et les documents qui vous seraient indispensables.
 - Viendrez-vous avec moi en Amérique ?
Franz resta interdit. Pour la toute première fois Judith fit allusion à leur relation.
 - Je ne peux pas, les temps prochains seront difficiles et l'Allemagne aura besoin de tous les hommes.
Judith se leva, prit un paquet enrubanné derrière le comptoir pour le tendre à Franz.
 - Pour moi ?? On dirait un livre ! Qu'est-ce que c'est ?
 - Un recueil des poésies de Schiller dans une édition de luxe.
 - Mais pourquoi ?? Pourquoi moi ?
Elle posa un doigt sur les lèvres du jeune homme et dit .
 - Pas de questions je vous prie. Elle lui prit la main le faisant asseoir près d'elle. Le silence qui suivit n'était brisé que par le froissement du papier défait par Franz. Il le roula en boule tandis que sa main effleurait le bras de Judith. Elle lui prit la boule glissant sa main dans la sienne.
        Les deux jeunes gens se revirent plus souvent. Dans la Wilhemstrass, Franz Wacker n'était plus un inconnu, des riverains lui souriaient et le saluaient sans reconnaître en lui l'incendiaire d'un soir de novembre. Les enfants guettaient sa venue ou le prenaient à témoin pour leurs jeux. Judith ne demandait rien, n'exigeait pas plus, se satisfaisant des visites de son amant et du bonheur d'être dans ses bras.


        L'été  tardait à venir. Si les journées étaient douces, les nuits restaient fraîches parfois même froides. Un après-midi le soleil triompha des nuages et la chaude couleur de ses rayons inonda la rue. Venu plus tôt que d'habitude Franz Wacker, stupéfait, découvrit à son arrivée devant la librairie trois scellés sur la porte d'entrée. La voix haut perchée de monsieur Schmidt résonna derrière lui.
 - Ils sont partis !
Wacker se retourna pour voir deux petites billes vertes qui le fixaient du fond de leur orbite. Il saisit le poignet gauche de l'épicier et hurla :
 - Partis ?? Mais partis pour où ?
 - Je n'en sais rien ! Lâchez-moi jeune homme ! Vous me faites mal !
Franz libéra l'étreinte. Monsieur Schmidt massa son poignet, s'attardant sur la main mutilée par l'explosion d'une grenade et marmonna dans un souffle.
 - Ils sont venus les chercher .
 - Qui est venu les chercher ?
 - Les types de la Gestapo ! Ils sont venus. Ils ont emmenés les parents..., il fit une pause sans quitter des yeux Wacker, puis persifla d'une voix forte. - Et la fille ! Ils ont emmené aussi la fille.
Après quoi il tourna les talons et traversa la rue. Franz était resté immobile sans plus un mot, les bras ballants, le regard rivé sur les trois scellés. Trois infâmes scellés qui le narguaient d'une voix muette semblant dire : « C'est fii ! Fini ! Fini ! » Une vaine colère d'indignation et de révolte sourdait en lui. Il saisit la poignée de la porte, la secoua avec la violence du désespoir et l'impérieuse envie d'arracher la scélérate condamnation. Seul, étouffé, le son plaintif de la clochette de bronze lui répondit. Monsieur Schmidt retrouva le parfum des fruits sur son étal, observa le jeune homme une fois encore, secoua tristement la tête puis disparut à l'intérieur de l'épicerie.
        Le regard perdu, les poings serrés au fond des poches, Franz Wacker remonta une dernière fois la Wilhemstrasse. Il heurta monsieur Adenauer accompagné d'un client et poursuivit son chemin. Il allongea le pas sans se retourner ni entendre le quincaillier lui parler de Judith Silbermann. Un peu avant l'offensive allemande sur la Pologne, il se fit affecter dans une division de panzers de la Whermacht et rendit sa carte du Parti nazi....


            SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

Un après-midi d'été (Prix 2012).

  Au temps des guerres.
  Prix de littérature 2012.
  "Coup de coeur" Yolande Barbier.







 Un après-midi d'été .


        L'été provençal n'aurait pu tirer sa révérence sans parsemer son déclin de belles journées dont il a le secret et qui bien souvent, trichent avec la rigueur d'un calendrier . L'implacable canicule remisée au magasin des souvenirs, le soleil plus sage est une douce clémence et resplendit dans l'écrin tapissé de bleu du ciel . Sous l'or de ses rayons, les couleurs prennent la chaude saturation de la lumière de Provence . Les jaunes-orangés sont éclatant d'or et de luminosité, les champs offrent un harmonieux dégradé des ocres de la terre et sont encore parsemée des reste jaune paille des tiges de blé après la moisson . Les cigales atténuent l'ardeur de leur mélopée estivale et songent inquiètent, aux premiers frimas de l'automne encore incertain . L'eau de la rivière amoindrie, somnolente, s'écoule paresseuse avec une infinie lenteur, oublieuse de son doux murmure . La douceur revenue, les essaims de moustiques redoublent de voracité et multiplient leurs raids sans craindre l'exténuante chaleur de la journée . Eveillée du léthargique assoupissement estival et bercé par la douceur d'un vent léger, la compagne panse les blessures infligées par l'été caniculaire .
        Lorsque le soleil entame sa descente et que sous sa lumière, la nature se pare de la richesse de ses couleurs, sous l'ombre d'un figuier, d'un peuplier ou de l'un de ces grands arbres qui bordent les champs de culture, Ferdinand Leroux se repose après son copieux repas dominical . Il chérit la nature et son coin de campagne ou il aime à se retirer dans la calme solitude de sa retraite . Il médite, peuple son imaginaire ou se laisse surprendre par l'engourdissement du sommeil . Jamais il ne s'est lassé d'admirer sa chère campagne, les yeux à l'affût su plus subtil rayons de lumière jouant, malicieux, dans les ombres de la végétations . Pas une minute passée ne ressemble à la précédente, lumière et couleur se renouvellent sans lassitude . La lumière a mille éclats, la couleur mille visages . Les verts s'étalent à foison, du vert sombre ombragé au lumineux vert clair trébuchant sur la douceur d'un jaune pâle, les bois épousent les dégradés de marrons ou de gris et la terre s'habille du même riche canevas coloré . Sous les facéties de la lumière solaire le paysage sitôt observé, se métamorphose si subtilement en un nouveau panorama, décelé par le seul regard exercé de Ferdinand. Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest le ciel revêt sa grande robe de bleu camaïeu, du plus intense flirtant avec un bleu pâlissant presque blanc . La rivière s'éprend de ses couleurs rayonnées par la course de la lumière solaire . Le matinal bleu sombre frissonnant du lever jusqu'au rouge vermillon miroité par le couchant .Passionné par la féérie de la lumière de Provence, Ferdinand l'a observé amoureusement dans ce qu'elle possède d'enchanteur tant que sa nature propre le lui a permis. Il s'est alors rêvé peintre de la magie en blouse arc-en-ciel, se damnant pour voler à Dame Nature le secret de ses couleurs et enchanter le lin vierge d'une toile blanche . Il a souvent pensé à Léonardo Da Vinci, Mona Lisa et l'énigmatique sourire de la Joconde, soupçonnant le peintre d'avoir aimer l'aura mystérieuse de son modèle, à l'exemple de son amour pour le chatoiement des couleurs de Provence . Pareil à la féérie qui comble son imaginaire, il lui a semblé que l'amour de l'impalpable beauté a guidé la main du peintre jusqu'à transfigurer la célèbre toile .
        Ferdinand ne voit plus l'émerveillement des couleurs de son enfance que par les fines variations caloriques de l'intensité lumineuse qui baigne sa campagne . Il n'oublie pas le foisonnement de la couleur de Provence qui fit son bonheur et naguère celui de  Van gogh . Lorsque les larmes aux yeux, Ferdinand raconte l'enchantement des couleurs, tout comme un amant passionné, parlerait de l'amour et de la femme adorée, le merveilleux s'épanouit et s'étale à l'envie . S'il étonne plus d'un par son savoir, son humble modestie n'en souffre pas .
        La perception des couleurs de sa campagne envolées, Ferdinand a appris à vibrer au plus infime frémissement de la nature . Une faible senteur aussi éphémère soit-elle ne lui est plus inconnue . Quand il rêve son imaginaire, il devient musicien en habit de clé des champs, échevelé, la tête et les oreilles emplies d'une symphonie chantée par la nature . dans la pastorale qu'il compose, vibrent en harmonie les ondes de la couleur, de la lumière et des senteurs qu'il affectionne . Certaines fois où la légèreté d'un vent de nostalgie frémit en lui, Ferdinand oublie la symphonie pastorale, les tableaux et se laisse envahir par le plus doux des souvenirs qui un jour a bouleversé le cours insouciant de sa jeune vie .

        "C'était comme aujourd'hui, un bel après-midi de fin d'été et le jour de son vingtième anniversaire . L'Europe traversait de sombres mois et la crainte d'une guerre redoutée n'était pas écartée . Chapeau de paille, musette et canne de pêche, Ferdinand se rendait à la rivière . Dans un coude ombragé où la lumière tamisée, scintillait sur l'onde et nimbait d'une douce lumière les berge de la rivière, Ferdinand s'arrêta ébloui . A trois pas de lui, apparut une merveilleuse hallucination . Plus qu'un magnifique tableau figé dans l'étroitesse dorée d'un cadre de bois, une scène champêtre, une douce, touchante et attendrissante image de la nature . Il n'osait avancer, n'osait reculer, respirer ou toussoter de crainte de voir la mirifique image s'évanouir . Il resta immobile, hypnotisé par la richesse des lumières et des couleurs, le dégradé des ombres, la douceur des hautes lumières et le pastel des colorations . La toile était si parfaite, le dessin si harmonieux qu'il ne sut que regarder . La lumière, les coloris et la nature s'étaient amoureusement unis pour la plus tendre des poésies . Ferdinand oublia Léonardo Da Vinci, Mona Lisa et la Joconde pour s'absorber dans la subtile magie du vivant tableau instruit par la nature .
        Allongée sur la berge moussue, les pieds nus, Marie sommeillait . Sa jupe remontée, dévoilait le soyeux des cuisses et un fragment de culotte blanche . Du corsage, un joli sein rond, libertin s'était échappé, son téton rosé dressait vers le ciel et un rayon de soleil jouait dans le flamboiement roux des cheveux épars . Elle avait les deux mains jointes posées au-dessus de la ceinture de la jupe et le sein nu soulevé par la respiration régulière, dansait au rythme de celle-ci . Ferdinand fut saisit d'une bouffée de chaleur . Il déboutonna le col de la chemise, peina à calmer le désordre de sa respiration, mais ne put détacher son regard de Marie . Pour la première fois, il la découvrait troublante sous la lumière du jour, leurs habituels jeux ne les avaient guère accoutumé à une émouvante intimité . Une fée semblait s'être penchée sur la rousseur des joues et les couettes de Marie pour les transformer en une belle jeune fille, alanguie sur la mousse dans toute l'explosion de sa sensualité . Il sentit confusément naître en lui un sentiment étranger à l'innocence de leur amitié .
        Marie s'éveilla, vit son ami immobile, son ombre portée sur ses chevilles . Elle lui sourit nullement offusquée du regard de Ferdinand posé sur sa demie nudité . Elle s'amusa presque de son air ébahi, statufié dans la verticalité une canne sur l'épaule . Marie s'assit, rabattit la jupe sur ses genoux et ajusta le corsage avant de dire, les yeux pétillants de malice et d'ironie .
 - Ignorais-tu la présence d'une sirène dans les eaux de la rivière ?
La mine déconfite, Ferdinand bégaya :
 - Je... Je ne m'attendais pas à te... Te trouver ici !
Marie ne put retenir son rire devant attitude penaude du pauvre garçon . Le son clair de son rire s'éleva dans la tiédeur de l'après-midi et couvrit le bruissement de l'eau . Le rayon de soleil tamisé qui jouait dans ses cheveux et adoucissait les ombres du visage, composa pour le bonheur de Ferdinand le plus romanesque des tableaux . Le rire de Marie flotta au-dessus des massifs fleuris avant de s'évanouir dans le lointain, remplacé par un sourire d'ange qui dessina la minceur des lèvres et dans la transparence verte des yeux brilla la joie de voir Ferdinand .
 - Aurais-tu davantage souhaité une perche ou une truite ?
Le garçon retrouvant une faible part de son assurance, ignora la boutade et répondit :
 - J'ai cru comprendre que tu te rendrais à la fête au village .
 - Qui mieux que toi, peut apprécier le silence de la nature . Les fêtes sont ennuyeuses et bruyantes . J'aime autant le calme ombragé de la rivière . Dépose ton attirail nous allons nous baigner .. La température est d'une grande douceur, l'eau est à peine froide et son murmure nous invite à jouir de son onde .
Ferdinand qui n'avait retenu que la perspective d'une baignade, perdit le pauvre crédit d'assurance qu'il avait retrouvé et ses joues s'empourprèrent au souvenir du sein nu de Marie agité par la respiration .
 - Nous baigner ? Mais enfin je n'ai pas de costume de bain !
La jeune fille sentit l'embarras du garçon plus qu'elle ne le vit . Elle se leva sans précipitation avec une souplesse féline, s'approcha de lui et déposa un baiser sur la joue enflammée . La douceur des lèvres, la tiédeur et le parfum du corps de Marie, ajouta à son trouble et son embarras .
 - Oublies le costume de bain, nos culottes feront aussi bien . Souffla Marie.
Elle fit glisser la jupe le long de ses cuisses, puis retira le reste pour ne conserver que la culotte de coton blanc . Elle aida Ferdinand qui empêtré dans sa maladresse, se laissa dévêtir sans regarder autre chose que le soleil qui jouait dans les cheveux de son amie . Il se cramponna à son caleçon lorsque la boucle défaite, le pantalon tomba à ses pieds . Il resta ainsi plusieurs secondes les mains crispées sur l'élastique du sous-vêtement . Marie lui prit la main et l'entraîna dans la fraîcheur limpide de la rivière . Lorsque leur corps s'accoutuma à la température de l'eau vive, Marie lâcha la main du garçon et se laissa entraîner par le courant suivie de Ferdinand, deux brasses en arrière. La jeune fille nageait admirablement, disparaissant de temps à autre sous l'eau pour réapparaître quelques mètres plus loin . Ferdinand restait à distance, nageait peu, soucieux de ne pas perdre son vêtement qui menaçait d'échapper, l'élastique distendu par la force du courant . Il redoutait par dessus tout un contact avec le corps de Marie et la violence de la réaction qui s'était emparée de son bas-ventre à la vue du sein nu, dansant dans le jaune pailleté de la lumière solaire . Ferdinand prenait conscience de l'évolution de leur maturité à l'inverse de la jeune fille qui n'eut pas la même retenue . Elle donnait libre cours à sa joie, sa nage et sa gaîté libérée de toute appréhension . Lorsqu'un jonc accrocha sa culotte dénudant son intimité, elle se contenta de la remettre riant de la bonne farce et reprit la nage . Quand ils sortirent de l'eau, le sous-vêtement mouillé ne protégeait plus rien . Ferdinand  reprit le pourpre de l'embarras, croisa les mains devant le caleçon impudique et chercha des yeux un linge salvateur . Marie compatit au désarroi du garçon, sourit et lui tendit une serviette . Sur son carré d'herbe tendre baigné de soleil, elle s'allongea sur le dos . La lumière irisait les gouttelettes d'eau des cheveux mouillés en une myriade d'arc-en-ciels . L'effort de la natation avait accéléré sa respiration et agitait frénétiquement la poitrine . Elle baissa les paupières et s'abandonna à la chaude caresse du soleil d'après-midi . Ferdinand noua la serviette autour de sa taille et observa longuement Marie allongée . Elle avait replié un genou, ses mains étaient posées le long du corps et ses seins défiaient les lois de la pesanteur . Sous le déclin du soleil, sa peau prit une teinte ambrée et une perle d'eau sur son front accrochait un rayon de lumière jaune-orangé et brillait comme les facettes d'une topaze dorée . « L'Odalisque couchée » du peintre Ingres, lui parut bien fade dans son cadre de bois verni en comparaison du tableau tridimensionnelle que lui offrait Marie . Il s'arracha à la contemplation, s'enhardit et s'allongea contre la jeune fille . Il sentit à nouveau la violente contraction du bas-ventre qu'il tenta vainement de réprimer . La main de Marie prit la sienne, leurs doigts. se croisèrent et le vent léger déposa une mèche rousse sur le front du jeune homme, ce qui ne fit qu'accroître son désir et son émoi . Marie serra ses doigts autour de ceux de Ferdinand et demanda .
 - Es-tu satisfait de la pêche ?
 - Je n'ai rien pêché .
 - La prise ne te convient pas ? Ironisa la jeune fille .
Ferdinand ne répondit pas, se serra un peu plus contre elle, rassembla son courage et posa sa main emprisonnée sur le sein de Marie . Sous la pression des doigts de la jeune fille et le contact doux du sein, sa main trembla . Ils ne bougèrent plus ni ne soufflèrent mot . Le silence n'était troublé que par le bruissement de l'eau de la rivière qui s'écoulait . Quelques Cigales isolées égrenaient une mélopée et le chant d'un oiseau au loin leur parvint chuchoté .
        Ils étaient resté longtemps ainsi silencieux, bercés par la tendre mélodie de la nature, ensuite tout alla très vite . Marie attira le jeune homme sur elle, sentit son désir et chercha sa bouche . Ferdinand répondit à son baiser, libéra sa main et caressa la hanche de Marie . Ils firent l'amour rapidement avec la maladresse de leurs timides caresses . Marie ne put étouffer un cri lorsque Ferdinand l'honora .
        Ils rentrèrent se tenant par la main quand le soleil disparut à l'ouest après un dernier festival de couleurs, le ciel éclaboussé de rouge-orangé . Ferdinand manqua ce rare bonheur, égaré dans les bras d'un autre bonheur . Les ombres n'étaient plus, la richesse coloré s'était amenuisé et le crépuscule pourchassait les dernières auréoles lumineuses du jour .

        Quelques mois plus tard, la France mobilisa les hommes et Ferdinand partit en 1940 défendre le sol de la patrie . Blessé dans les premiers jours de la guerre, il fut soigné durant plusieurs semaines au Quinze-vingts, puis rentra au pays avec la vague promesse d'une guérison et une canne blanche . Marie mit au monde un garçon que l'on appela Jean ".

        Sur l'herbe sèche à peine froissée sous leurs poids, des pas approchent .
 - C'est toi chérie ? Demande Ferdinand qui reconnut le pas léger de sa femme .
 - Oui mon ami, il est temps de rentrer Jean doit s'en aller .
 - Allons-y, je me suis suffisamment reposé . Répond le vieil homme .
Il tend une main que Marie saisit et se lève . Il la prend dans ses bras, la serre contre lui, s'imprègne de sa chaleur et de son parfum . Marie lui caresse une joue, puis dépose sur l'autre un baiser aussi léger que son pas . Leurs deux mains unis, elle guide son mari aveugle jusqu'à la maison ...


                    Mai 2010. Emile LUGASSY.

Le prisonnier (Prix 2011).

  Histoires insolites.
 Prix de "Lire à Hyères" 2011. 







  Le prisonnier


        La pâle lueur du jour naissant a délavé le noir d'encre de la nuit . Dans l'un des couloirs, sombre et étroit de la prison, le grincement des essieux de la roulante et la voix rocailleuse du geôlier sentant l'ail et le mauvais alcool, résonnent .
 - A la soupe !
        Répétée de cachot en cachot, l'injonction est suivie du bruit des clefs, fourrageant dans les serrures rouillées et mal entretenues, les loquets basculant avec un bruit de métal fatigué, les portes s'ouvrant aussi grinçantes que la roulante et la voix du geôlier, le bruit de chaînes et de sabots traînant sur les vieilles dalles usées . La prison s'éveille et avec elle une longue et morne journée, ponctuée des brimades de prisonniers . Certains jours, les hurlements d'un prisonnier soumit à la question déchirent l'air du matin ou de l'après-midi faisant trembler d'effroi ses compagnons d'infortune .
        Roland Ratefort déplie sa longue carcasse avec minutie, prenant soin de ne pas basculer de la misérable paillasse qui lui sert de couche . Il rabat la couverture mitée, perméable au froid et à l'humidité suintant des murs de pierre du minuscule cachot. Il risque l'ouverture d'un oeil avec l'espoir insensé de voir les murs de la geôle métamorphosés en bleu du ciel et la chandelle de l'informe bougie transformée en un radieux soleil de liberté . Si, au début de son emprisonnement, il a pris le soin de graver d'un trait sur la pierre, à l'aide d'un petit caillou, chaque jour passé, bien vite, il a perdu cette gymnastique et la notion du temps . Les jours, les mois, les années ne se sont plus comptés que par les nuits glaciales d'hiver et celles, torrides de l'été . Roland Ratefort, n'est ni un noble, ni un bourgeois . Il n'a attenté à la vie de personne, menacé la royauté ou blasphémé sur la place publique . Son seul crime a été d'être un miséreux, un gueux parmi les gueux . Le jour, battant les ruelles de la cité, il a déambulé en quête de menus services à effectuer, contre une, deux pièces ou de la nourriture . La nuit venue, il a parcouru les mêmes ruelles à la recherche d'un abri, si précaire soit-il, pour dormir, se protéger du froid et de la pluie. Il a accepté tous les travaux, même les plus répugnants . Il a chanté à la belle saison, martelant les pavés de son bâton pour accompagner son chant. Un soir, il a sauvé une noce en remplaçant le troubadour, malade d'avoir trop bu .
        Assailli par la noblesse et la bourgeoisie, le roi a cédé et la loi a été promulguée. D'instruction, Ratefort n'en a point, des écrits royaux, il en ignore la teneur . Tôt un matin de printemps, il est cueilli par la maréchaussée. Sans famille et sans un sou pour acheter les services d'un défenseur, son errance a pris fin dans un cul de basse fosse.

        La faible luminosité du jour peine à chasser la pénombre du cachot. Habitués à la demie obscurité, les yeux ouverts de Roland Ratefort fixent tristement la cuillère et l'écuelle de bois reposant dans son logement creusé dans le plateau de ce qui a dû être autrefois, une table . Les grincements de la roulante et du geôlier se rapprochent . Couverture rejetée, le prisonnier se redresse, baille et se frotte les yeux. Par un curieux hasard, il ne porte pas de fers aux chevilles. Ses pieds nus, s'enfoncent dans ce qui ressemble à des sabots . IL se lève, saisit son écuelle et attend patiemment devant la porte . Patience et attente, Roland Ratefort en sait le prix . Toute sa misérable vie s'est résumé à à attendre et patienter . Il a attendu le bon vouloir des bourgeois pour un travail, a patienté pour le salaire de son innommable besogne . La clefs tourne, les loquets déverrouillés, la lourde porte comme ses voisines, s'ouvre dans un sinistre grincement .
 - B'jour quarante quatre !
 - Bonjour chef !
Le prisonnier tend son écuelle et l'autre main . Un bruit de liquide chaud versé, un quignon de pain noir et la porte se referme . Ratefort dépose son trésor sur la table . La porte s'ouvre à nouveau avec le même déchirant grincement . Il tend son seau d'aisance, attend quelques minutes et le reprend rincé . La porte se referme, la clef tourne, les loquets sont verrouillés . Assis sur un tabouret branlant, il entame l'infecte repas, un maigre gruau dans le quel surnage un gras de viande .
        Le jour à présent levé, l'activité matinale terminée, le silence retombe . Roland Ratefort abandonne la table, son repas consommé. Près du coin le plus sombre, il pose au sol l'écuelle dans laquelle, il a émietté un peu de pain noir sur un reste de gruau puis, il s'assoie sur la couche. Son attente est de courte durée, poussant de petits cris, elle sort du trou, fait le tour de l'objet, regarde Roland, esquisse deux pas de danse avant de savourer le repas . Elle consomme toute la nourriture offerte. La main du prisonnier posée au sol, elle se rapproche son festin terminé, flaire les doigts, mordille le majeur et l'index, puis se blottit dans le creux de la main de Roland .
 - Bonjour Princesse, votre Seigneurie a-t-elle bien déjeuné ? Ce n'est certes pas un repas royal, mais il est servi avec toute ma tendresse .
Elle pousse de petits cris en réponse et frotte ses moustaches sur le pouce .
 - T'es-tu bien reposé ?
Elle remercie à sa façon en léchant la main puis, grimpe le long du bras, jusqu'à l'épaule, mordille  le lobe de l'oreille, dépose un baiser humide à la base du cou et repart vers le trou après un salut à sa manière .

        Une nuit noire de froid et d'humidité, il y a quelques jours ou quelques semaines, Roland Ratefort n'en a pas gardé le souvenir . La nature en colère, s'est déchaînée avec furie . Les éclairs ont zébré un ciel de plomb, le tonnerre a été terrifiant, faisant trembler les murs de la vieille prison et la pluie a tambouriné avec violence . Dans l'obscurité de son cachot et dans l'infernal vacarme, le prisonnier quarante quatre, a entendu des cris aigus et plaintifs . Il a vu dans la lumière d'un éclair, au milieu d'une dalle, une souris blanche apeurée . Avec une infinie précaution, il a approché sa main ouverte . Le petit mammifère s'est blotti dans le creux de la paume tremblant de tout son être . Roland Ratefort la rassuré, caressé le pelage blanc et offert les quelques miettes de son ordinaire oubliées autour de l'écuelle . Cette nuit-là, il l'a gardé près de lui . Le matin après la fin de l'orage, il a partagé son pain et son gruau, puis elle s'en est allée par le coin le plus sombre de la geôle .
        Depuis, elle a pris l'habitude de lui rendre visite la nuit, de partager son repas le matin, puis de s'en retourner après un dernier petit cri . Roland l'a appelé « Princesse » et ce lien a adouci les nuits de son emprisonnement .
        Un soir, où ils ont joué près du trou, Princesse a attiré son attention sur la friabilité de la pierre fortement humide autour du trou . Il a gratté avec ses ongles le mortier qui s'est effrité. Les jours suivants, il a conçu un plan d'évasion . Le coin, dans l'obscurité la plus totale, personne, parmi les gardiens, n'aurait eu la curiosité de s'attarder sur cette partie, la prison étant vétuste et mal entretenue . Cependant, il s'est heurté à une difficulté majeure, l'évacuation des gravats . La solution a été trouvé par Princesse et les siens. Roland a confectionné des petits sacs dans des haillons récupérés . La nuit il a gratté le mortier et les souris menées par Princesse, ont vidaient les sacs à l'extérieur . Le travail est long, les doigts se fatiguent et les ongles s'usent rapidement contre la pierre . Ne voulant pas attirer l'attention, il ne s'est servi ni de la cuillère, ni de l'écuelle .

        Princesse revient le soir en compagnie de siens, portant un tire-crin, qu'elles ont dérobé dans l'atelier de rempaillage de la prison . Au comble du bonheur, Ratefort s'empare du précieux outil et se met au travail . Sous La pointe d'acier, le mortier cède plus facilement et Roland peut oeuvrer plus vite, ses doigts se fatiguent moins et les ongles de s'usent plus . Les souris augmentent leurs rotations et le travail progresse rapidement . Un peu avant l'aube, il parvient à desceller la première pierre . Il dissimule le tire-crin dans le trou emprunté par les souris et s'allonge sur sa paillasse .
        Le soir venu, après une journée de repos, Ratefort et les souris reprennent leur ouvrage. Roland retire la pierre sans trop de difficulté . IL s'allonge à plat ventre, teste l'espace dégagé, puis examine la pierre suivante, aidé du tire-crin . Celle-ci et le mortier sont durs, il cherche une faille, n'en trouve pas et s'apprête à abandonner, lorsque Princesse attire son attention par ses cris . IL promène sa main sur la gauche de la pierre, sent la terre meuble et le tunnel des souris . Roland mesure l'espace occupé par la terre et estime qu'il lui faudra briser l'angle gauche de la pierre afin d'élargir l'entrée du passage bifurquant sur sa gauche . Pour voir où le tunnel conduit, il décide dans un premier temps de l'agrandir . Guidées par Princesse, les souris creusent aux côté de Ratefort . Soudain, le tire-crin dérape sur un objet métallique faisant entendre un son cristallin . Roland déblaie autour de l'outil, planté dans ce qui lui semble être du cuir . Il extrait de la terre une bourse pesant près d'un kilogramme . Il défait le lien, retire deux pièces d'argent et une bague. Il présente cette dernière à la lucarne et, dans la clarté lunaire, l'éclat d'un diamant scintille.
 - Fichtre ! Princesse nous voici riches ! Qu'allons-nous faire de cette fortune ?
Il prend la souris, la cale sur son épaule et esquisse deux pas de danse .
 - Bien à présent, remettons-nous au travail . Il pose Princesse au sol, remet la bague, l'argent et renoue le cordon .

        Comme chaque matin, la porte du cachot s'ouvre et la voix aillée du chef retentit .
 - B'jour, quarante quatre !
 - Bonjour Chef, qui a occupé cette cellule avant moi ?
 - Tu t'intéresse à l'histoire de la prison, quarante quatre ?
 - Simple curiosité Chef !
 - Avant toi, le cachot a été occupé par un prince qui a comploté contre la couronne .
 - Diantre, quel honneur pour un pauvre hère comme moi, d'occuper la demeure d'un Seigneur . Et qu'est-il devenu ?
 - Un accident ! Ces nobles ont une santé fragile .
 - Je comprends Chef, je vous remercie .
        La journée se passe comme à l'ordinaire . Cependant, Ratefort ne peut oublier le tragique destin du prince qui a emporté dans son cachot une partie de sa fortune . Il a probablement espéré  s'offrir une évasion ou acheter une réhabilitation . Malheureusement pour lui, ses ennemis, ne lui ont pas laissé le temps . Par précautions, il a caché son or au fond du trou emprunté par les souris .
        Le lendemain, bien avant l'aube, le prisonnier quarante quatre contemple satisfait, l'herbe extérieure couchée par le vent de la nuit, au bout du tunnel. Lui et ses compagnes l'ont suffisamment élargi pour permettre le passage d'un homme . Il replace la pierre descellée et s'allonge, exténué et heureux sur la paillasse . Roland Ratefort pense briser au cours de la nuit à venir, l'angle gauche de la pierre encore en place qui rétrécit l'entrée du tunnel . Ils ne partiront, les souris et lui, que la nuit suivante . Pour s'éloigner rapidement, il emportera le seau d'aisance rincé dans lequel prendront place les souris et le trésor du prince . Il conservera suffisamment d'eau pour le rinçage et un reste de la couverture pour garnir l'intérieur du seau . Dans la journée, il met en ordre son cachot, efface les traces trop suspectes et peaufine le plan de l'évasion .

        La lune est à son dernier quartier et la nuit noire favorise les desseins de Roland Ratefort . Il inspecte minutieusement l'angle de la pierre, sent sous ses doigts une minuscule fêlure, estime la distance à dix centimètres de l'angle et sourit .
 - « Ce sera parfait ! », se dit-il . Il enfonce la pointe du tire-crin, imprime quelques coups avec la paume de la main, puis force sur le levier improvisé . La pierre résistant il augmente la pression, puis brusquement, l'angle cède dans sa quasi-totalité . Il émiette les fragments, les répartit dans les sacs et les souris les emportent . Il fait un essai, ses larges épaules passent sans dommages . Roland procède à d'ultimes vérifications dont une, la remise en place aisée du bloc descellé, à partir de l'intérieur du tunnel.
        Comme la veille au soir, la nuit est noire et la lune a disparue . Les yeux habitués à l'obscurité, Ratefort n'est pas gêné outre mesure . Sur l'une des arêtes du premier bloc descellé, il lacère sa couverture en bandes larges qu'il torsade par trois . Il noue une des cordes improvisées au barreau central de la lucarne laissant croire, bien qu'impossible, à une évasion par ce moyen . Le seau d'aisance rincé, garni, est expulsé à l'extérieur par le tunnel avec la bourse contenant le trésor et le tire-crin . Roland noue deux cordes autour du bloc de pierre, s'assure que tout est en ordre et qu'il n'oublie rien dans le cachot . Il s'engage dans le tunnel à plat ventre, les pieds en premier . Une fois à l'intérieur, il remet en place la pierre en tirant sur les cordes . Restées dans la geôle, Princesse et deux souris, grignotent les liens du bloc de pierre, aussitôt qu'il a pris sa place . L'étoffe rongée, les trois souris empruntent leur propre passage en emportant les restes de l'étoffe .
        Dehors, Roland Ratefort comble le trou de sortie par les gravats de déblaiement, efface les traces les plus visibles, et, roule dans l'herbe emplit de joie et de liberté retrouvée . Les souris prennent place dans le seau, Princesse glisse dans une poche du vêtement de l'ex-prisonnier, la tête dehors, puis Roland s'éloigne et gagne la forêt proche .

        Le matin suivant, assis sur la paillasse, la porte ouverte en grand, le geôlier après l'inspection du cachot, perdu dans ses réflexions, aimerait bien élucider le mystère de la disparition de son prisonnier ...


                MAI 2011, Emile LUGASSY.

samedi 16 mars 2013

Paris - Londres en tandem.

  Carnets de voyage.




  Arc-en-ciel AVENTURE.
  ESCAPADE EN TANDEM.
  Où comment relier Paris à Londres sans canne blanche.


            Organisée par la Fédération Française de Cyclo-tourisme, l'expédition "Arc-en-ciel" avait regroupé des handicapés et leurs bénévoles pour relier Paris à Londres sur divers engins à pédales dans le but d'arriver dans la capital anglaise le jour de l'ouverture des paralympiques. Partie de Paris le 23 août 2012, la caravane rejoignit les autres groupes près du Tower Bridge dans l'après-midi du mercredi
        30 août. Lorsque Hubert me demanda de raconter "Arc-en-ciel Aventure" et que Louis me remit une publicité du musée de l'érotisme, allez savoir pourquoi, je crus qu'il m'était demandé d'étudier les charmes des Dames de Paris et de leurs homologues Londoniennes. La tâche qui me parut ardue, ne pouvait être solutionnée que par un travail de proximité, mais comment procéder pour les belles de Londres sans friser l'incident diplomatique pour attouchements. Un démenti arrivé fort à propos, me libéra de l'épineux problème et des phantasmes que j'avais échafaudés. Il s'agissait en fait, de raconter les péripéties qui n'auraient pas manqué d'éclore sur le long ruban d'asphalte gris des routes de France et d'Angleterre. Je fus soulagé car, c'était à peu de choses près, le seul carré de territoire que je pouvais étudier à loisir, sans craindre l'incident cité plus haut si, d'aventure survenait lors d'une chute possible, la sanglante caresse avec le bitume.
        Nous étions arrivés le 21 juillet, l'avant-veille du grand départ. Paris c'est la Cannebière un jour de fête façon gigantisme. Une overdose de monuments, de couleurs, d'artères, d'encombrements, de parfums et de bruits. Le soir au dîner nous fîmes la connaissance des vétérans de Pékin-Paris en route pour Londres. Ils avaient 14000 Kilomètres et des poussières dans les mollets et dans les rayons de leur vélo.
  - Hé revenez, ce n'est pas une histoire d'Escartefigue !
        Ils étaient partis de Pékin le premier avril 2012...
  - Quoi encore ? Mais puisque je vous dis que je n'abuse pas du pastis !
        Ils étaient donc partis le 1er avril, avaient traversé des pays aux villes mythiques avec des légendes comme s'il en pleuvait et du rêve entre deux roues. Ils étaient partis la fleur au guidon et la rage dans les mollets, silhouettes fragiles dans le couchant d'horizons lointains et l'espoir insensé d'élargir leur propre horizon. Je pédalais au son de leur voix et voyageais sur la mélodie de leur récit.
        Le clairon du jour "J" fut remplacé par la sonnerie aigrelette des réveils-matin pour un branle-bas de combat pas ordinaire. Mêlée, clameurs, appels, enchevêtrement des engins, fébrilité, impatience des uns, nonchalance des autres, vacarme, chahut, conversations décousues, cris de joie, cris des râleurs, ça allait, ça venait , ça s'agitait dans tous les sens, ça hurlait, ça s'interpellait, nous avions ressuscité Babel sur un bout de trottoir parisien. Un mégaphone crachota et la voix de Jean le capitaine de l'expédition domina le tumulte.
  - Les tandems derrière les handy-bikes, tout le monde reste groupé. Un tagada d'honneur, histoire d'éclaircir les gorges et le départ fut donné sans starter ni coup de feu. Quatre-vingt personnes et une soixantaine d'engins hétéroclites étaient lâchés dans les rues de Paris, un échantillon d'écervelés sur leur drôles de machines en quête de l'aventure. Trois coups de pouêt-pouêt relayés par une autre trompe accompagnèrent le départ de la caravane qui s'étendait à perte de vue à en juger par ce que je pouvais voir, le dos massif de mon pilote !!
            Les pédales pédalent, les roues roulent et le macadam glisse.
        Des pédales qui tournaient, des rayons qui scintillaient et des selles larges ou étroites, dures ou mollassonnes mais solidaires pour le même sévice, la maltraitance de la malheureuse surface osseuse de nos ischions.
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et les rues défilaient.
        Nous doublâmes par la gauche Arielle et son Pino, un tandem couché. Pierre le cinéaste, avait trouvé dans cet engin la position idéale pour filmer. Une voix hurla derrière nous.
  - Serrez à droite ! Les tandems rabattez-vous ! Restez groupés derrière les abeilles.
        Il y avait le ciel, le soleil et l'asphalte. Des vélos s'échappaient, des tandems suivaient et la caravane s'étirait. Des conversations naissaient, des amitiés se nouaient et les coups de gueule fleurissaient. Les feux tricolores se succédaient, les arrêts de même et les patins de freins chauffaient. Deux, un, Go !
            Les pédales pédalent, les roues roulent et le goudron glisse.
        Les haltes avaient le goût du miel et le don de rapatrier les fuyards et réintégrer les traînards. Les ischions soulagés semblaient dire "Merci !" et les pieds retrouvaient la stabilité des sols. Les étapes sitôt franchies étaient oubliées et nos ischions retrouvaient la sadique caresse des selles. Je vous épargne les dîners et les couchers qui n'ont d'intérêt que de faire bailler. Fort heureusement certains soirs nos envies de bailler restaient au placard lorsque Thierry prenait sa guitare.
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et les étapes défilaient.
        Il est des moments où écrire ne rime plus à rien. Vos doigts restent scotchés sur le clavier de l'ordinateur , vous n'êtes plus là, échappé quelque part dans l'accéléré du film de vos souvenirs récents. Je pense à Martine, Claude et Pierre dans leur handy-bike, tricycle mû par la seule énergie des bras de son pilote. Comment oublier Raphaël dans son fauteuil roulant, les mains inertes posées sur une tablette et tracté par le vélo de son père. Les yeux de Raphaël brillaient d'une lueur de joie et du bonheur de sa présence parmi nous. Où est l'exploit ? A qui la médaille ? Je suis heureux d'avoir pédalé au milieu de cette caravane d'éclopés.
        Gerberoy, un carré de mousse verte pour des ischions meurtris et le pique-nique. Gerberoy, trois mariages et une 203 pour une robe blanche.
  - Vive les mariés !
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et la Picardie était derrière nous.
        La Normandie étalait sous nos yeux ébahis ses verts pâturages et ses vallons, aux dires de mes compagnons qui s'étaient exprimés plus poétiquement par un "Houaaah !". La route normande avait aussi ses charmes vallonnés, une côte sitôt franchie, la nouvelle dressait le flanc raide de sa montée. Nous fûmes heureux d'avoir vaincu l'une des plus "Hard", Claude dans son bike derrière, Hubert et moi sur le tandem devant, chacun de nous arc-bouté sur les pédales.
            Les pédales pédalent, les roues roulent et le bitume glisse.
  - Bonjour Arielle ! Bonjour Chantal ! Tiens Jean-Jacques a perdu sa cavalière.
  - Catherine cramponnes ton guidon, ton pilote prend des photos !
  - Bonjour Jean ! Belle journée n'est-ce pas ?
  - Hé Gabriel ! Carqueiranne est encore loin ?
  - Voiture à gauche ! Rabattez-vous sur la droite !
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et la campagne normande défilait.
        Dans le milieu de l'après-midi quelqu'un cria "Nous sommes arrivés !". J'étais à deux doigts de lâcher les pédales, donner de la trompe et de hurler "Chouette nous sommes à la maison !", lorsque la voix poursuivit "Dieppe !" ou "Saint-Nazaire !" je ne sais plus, qu'importe puisque ce n'était pas Carqueiranne. Nous retrouvâmes les vétérans de Pékin-Paris sous un immense chapiteau pour une maousse réception. Chouquettes et cidre de circonstance, Normandie quand tu nous tiens...
  - Santé Eliane !
        Il était deux heures du matin, Dieppe dormait et nous étions mal réveillés. Les tandems étaient froids, les selles humides et la brise marine traversait nos maillots. Torches allumées, nous prîmes le départ sans tambours ni trompes. Il était deux heures, Dieppe dormait et nous manquions de sommeil. Le silence de la nuit n'était troublé que par le cliquetis des rayons et le frottement des gommes sur la chaussée humide.
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et Dieppe s'éloignait.
        Il était deux heures, Dieppe dormait et nous n'avions plus sommeil. Nous partîmes quatre-vingts et par un prompt renfort nous nous retrouvâmes cent soixante en entrant dans le port. L'attente s'éternisa et le froid gela nos jambes nues. Le Ferry c'est les montagnes russes et le saut en élastique. Vous vous cramponnez à la rambarde bâbord ou tribord pour empêcher le navire de tournoyer et votre dîner de s'étaler sur le pont supérieur tout en priant Saint-Espoir que l'on ne vous détourne pas sur Valparaiso ou Tambouctou. C'est du moins ce que l'on nous a souvent raconté. Le calme de la Manche était noir, nappé de quelques frissons et le ferry avait la nonchalance d'un troupeau d'éléphants en balade.
        Nous retrouvâmes nos engins et le plancher des vaches façon "Made in England". La campagne anglaise s'ouvrait à nous et le changement d'opinions suivit.
  - Les tandems serrez à gauche ! Les hand-bikes rabattez-vous à gauche !
        Et allez donc ! Nous avions du mal à tenir notre droite, voilà que l'on nous demandé de basculer sur la gauche. je fermais les yeux et confiais à mon pilote le soin de démêler la droite de la gauche, pour ma part j'avais résolu le dilemme par trois tours de pédales pour la droite et trois tours de pédales pour la gauche.
  - Qu'en déduisez-vous Holmes ?
  - Elémentaire cher Watson !
            Les pédales pédalent, les roues roulent et le macadam britannique glisse.
        Nous croisâmes des autochtones qui nous saluèrent par un "Hello !" ou un "Good morning !", d'autres nous regardèrent étrangement comme si nous venions à peine de débarquer, nous qui roulions sur les routes du royaume de King Arthur depuis près d'une heure, vraiment choking !
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et les premières belles anglaises croisées étaient derrière nous. New-Haven nous accueillit façon British sur une verte pelouse fraîchement tondue.
  Ohié, ohié Ladies and Gentlemen, good morning ! Ohié, Ohié Mesdames et Messieurs, bonjour ! Vive la république ! God save the Queen !
        Suivirent un thé et des petits fours pour une fringale de cyclistes. La halte s'annonçait sous de bons hospices et le moelleux du gazon invitait au repos. Il y avait le ciel, le soleil et un vert tapis pour une nuit interrompue.
        La balade touchait à sa fin, une étape de quatre-vingts Kilomètres nous séparait de Londres. La nuit et le breakfast furent griffés "Made in Great Britain", le matin était frais mais la journée s'annonça clémente. Le porte-voix reprit du service et Jean distribua les dernières recommandation que nous concluâmes par le désormais classique tagada.
            Tagada tagada, la lèèère !
            Tagada tagada, la lèèère !
        Nous chevauchâmes nos engins et les pouêt-pouêt présidèrent au départ.
            Les pédales pédalent, les roues roulent et the road glisse.
  - Bonjour Martine ! Que dirais-tu de tailler une bavette ?
  - Arielle tu n'as plus de passager ?
  - Louis serre à gauche , ta passagère veut doubler !
  - Les tandems serraient à droite, no sorry ! Rabattez-vous à gauche.
  - Véhicule à droite ! Les handy serrez à gauche !
  - Regardes, Diégo a enclenché l'over drive !
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et la campagne anglaise étendait sa verdure.
        La halte de midi fut précédée d'un chassé-croisé avec les vétérans de Pékin-Paris-Londres. L'herbe était généreuse et la douce chaleur du soleil anglais n'était pas de trop. Nos ischions ne se plaignaient plus, la fraîcheur s'en était allée et le repos octroyé n'était pas volé. Les rêves et les ronflements furent remis à plus tard, la pelouse retrouva sa virginité et nous, nos engins. Le mégaphone réapparut et le dernier ordre tomba.
  - Mesdames et Messieurs en selle, formation d'attaque. Maillot au clair, en avant ! Sus sur London ! La caravane s'ébranla en pédalage de charge menée par les éclaireurs anglais.
  - Allez, allez, allez !
            Les pédales pédalaient, les roues roulaient et Londres approchait...

        Raconter Arc-en-ciel c'est bien, vivre l'expédition est infiniment plus palpitant. Arc-en-ciel Aventure n'eût été qu'un mirifique rêve tracé sur l'écran d'un ordinateur sans nos pilotes, les nombreux bénévoles, Jean, sa fille Valérie, ceux et celles qui n'ont compté ni leur temps, ni leur énergie pour donner vie à la caravane. Saurons-nous jamais trouver les mots pour les remercier.

Si j'avais la faculté de céder la plume, je la confierai à Raphaël. Quel bonheur ce serait de découvrir son récit. Peut-être qu'un jour si ma supplique lui parvient, la maman nous rapportera les paroles de Raphaël.
        Quand vous perdez patience sur l'autoroute, devant une caisse de grande surface, ou lorsqu'un malappris vous brûle la politesse, restez zen, le regard de Raphaël vous sourit.

                SEPTEMBRE 2012, Emile LUGASSY.

Un marché de dupes.

  Tout le monde il est beau,
  Tout le monde il est gentil.



  Un Marché de dupes..


        Sous la grisaille d'un ciel bas New-York frissonne dans le vent glacé de février. Les trottoirs sont boudés par les new-yorkais réfugiés dans la chaleur des bureaux, happés par les taxis aussi rares que le soleil, entassés dans les galeries du métro ou tout ce qui peut dissiper de la chaleur. Si les rafales de vent ont découragé les flâneurs, il en va autrement de la densité automobile encombrant les artères. Perdu au coeur du gigantisme de la ville, le claquement des dents pour castagnettes Albert fédida grelotte dans un par dessus de popeline beige doublé d'une simple satinette du même coloris. S'il a repéré le jaune des taxis, leur rareté liée à la faiblesse de ses dollars, l'ont poussé à affronter le froid dans son errance sur les larges trottoirs désertés. Il parvient à suspendre le battement asynchrone de ses dents, suffisamment longtemps pour se convaincre que la seule stagnation du mercure autour du zéro, peut expliquer sa perte de chaleur. Pour dire vrai, Albert Fédida ne connaît que la douceur du quinze degrés marocain comme basse température. Il confie la détresse frigorifiée de son corps à la bienveillante protection de Rabbi dawid Ben Diwen, le temps de trouver le vêtement adéquat. Cependant, comme il tient à rentabiliser sa visite new-yorkaise, il s'arrête devant chaque building compris ceux dont la hauteur dépasse de seulement trois étages la plus élevée des maisons de son mellah natal. Devant la vitrine de la "bijouterie GOLDSMITH", écrit en lettres d'or sur la porte d'entrée, il heurte deux hassidim en caftan et chapeau noir, les papillotes au vent. Il s'adresse au plus jeune des deux hommes, son sourire pour passeport, l'accent ensoleillé gelé par le froid.
  - Five Avenue please ?
Les deux hommes surpris par la légèreté vestimentaire du quémandeur, l'identifient comme un américain du sud. Ils se concertent trois secondes sur le désintérêt de la question, avant de se lancer dans un incompréhensible anglais, dominé par l'accent et des pans de phrases Yiddish de leur shtettle polonais. Albert prête une oreille attentive aux explications  noyées dans le concert routier sans saisir un traître mot du charabia des deux hommes. Largué, Fédida met fin à la volubilité anarchique, lui, qui ne peut suivre trente secondes la diction d'un professeur de Cambridge.
  - thank you ! Shalom !
Il plante là les deux religieux pour reprendre sa recherche. Choqué par l'impolitesse d'un correligionaire qu'ils ont pris pour un sudiste, les deux hommes suivent du regard la disparition De Fédida dans la rue adjacente, puis le plus âgé dit :
  - Quel mécréant de juif irrespectueux qui sort tête nue sans caftan et pas Hassid pour deux roubles !
  - Que Yahvé nous protège des renégats. Conclut le plus jeune qui plonge un regard indiscret dans le décolleté de la vendeuse, derrière l'étal de la vitrine Goldsmith.
Albert Fédida prend dans la poche du par-dessus le plan de la ville confié par le cousin Victor Bensoussan, pousse un soupir de soulagement en découvrant que la cinquième avenue n'est plus qu'à trois rues. Il chasse la goutte perlée à l'extrémité du nez, mémorise le trajet avant de fourrer  ses mains gelées au fond des poches avec le plan.
        Venu par bateau en compagnie d'un groupe d'immigrants d'Italiens, rencontrés sur le pont supérieur, Fédida accueilli à son arrivée par le cousin Bensoussan, piétine le sol américain depuis le début de la semaine. Il a quitté les sinueuses ruelles du Mellah, fuit les assauts amoureux d'une maîtresse qui a projeté de l'enchaîner avec la bénédiction du rabbin pour un rêve de fortune dans la grande amérique des années cinquante, le rock'n roll et le décor des westerns vus au cinéma Régent. Le cousin Victor parti quelques mois après la guerre sur un croiseur de la navy  comme a aimé répéter la famille, a créé un commerce de délicatessen dans le bronx et raflé un important siège dans l'agence juive locale. Le soir du troisième jour, après le repas et les évocations d'adolescence des deux cousins, Victor Benssoussan jette négligemment sur la table le par-dessus
 de Fédida.
  - Ton vêtement est peut-être parfait pour Casa, mais pour l'hiver à New-york il te faut autre chose. Demain matin tu iras voir mon ami Tony Stanford, il a une boutique dans la Cinquième Avenue.
  - Ton ami est juif ?
  - Il est pentecôtiste.
  - Tu penses que ton ami me feras un prix ?
  - Mon ami te feras un prix .
  - Vraiment ! Je peux marchander ?
  - Tu pourras marchander !
Sceptique, Fédida laisse filer les secondes, regarde madame Benssoussan affairée dans la salle à manger tandis que leurs deux enfants jouent sagement au monopoly.
  - Pourquoi le fera-t-il pour moi ?
Victor dit quelque chose à sa femme à propos du pain resté sur la table avant de répondre à Albert.
  - Parce que tu es mon cousin, qu'il est mon ami, qu'il a épousé Esther la fille de Simon Bittoune notre cousin de Meknès.
  - Simon le rabbin a permit le mariage ?
  - Il l'a permis ! La grandeur de l'Amérique l'a emporté.
  - Dis-moi Victor, Comment un séfarade comme toi peut vendre de la nourriture askhenaze ?
  - Le client mon cousin, le client est roi en Amérique. Il veut du strudel ? Je lui vends du strudel. Demain, il me réclame des merguez ou des keftas ? Je lui vends. Pour faire fortune dans le pays, tu fais le tour des quartiers, le juif, l'italien, le chinois sans oublier les autres. Tu regardes ce qui se vend, s'achète, surtout ce qui peut te rapporter gros.
  - J'aimerai vendre du tissu, seulement des tissus pour tailleurs. Des coupons en veux-tu ? En voilà ! Des Dormeuils, des Alpagas, de la flanelle.
  - Tu vends des tissus un jour, des voitures le lendemain, les Pontiac, les chevrolet ou les cadillac. Les States c'est du buisness, rien que du buisness.
Les deux hommes ont veillé tard égarés dans le dédale de leurs souvenirs marocains.

        La couleur ambrée d'Albert fédida est à un chouïa du bleu glacial après être passé par le blanc pâle lorsqu'il déniche enfin la boutique de Tony Stanford. Au-dessus de la vitrine brille le nom du magasin. Soulagé, il s'offre trente secondes pour examiner la devanture, prendre un mouchoir et calmer son essoufflement. Il remercie son saint rabbi préféré pour l'avoir pris sous son aile protectrice, pousse la porte et entre. Il est aussitôt enveloppé par le type de chaleur qui stimule son créneau de tolérance. Ses couleurs revenues, la sarabande dentaire évanouie, il tamponne la goutte qui s'est obstiné entre ses narines, retrouve sa faconde et le soleil de Casa.
  - Good morning ! Crie Fédida d'une voix suffisamment forte pour espérer être entendu.
Comme aucune réponse ne lui parvient, il s'approche d'une penderie de manteaux aperçue à son entrée dans le magasin. Il en choisit un à sa taille, l'enfile, rafle le borsalino d'un mannequin et s'examine devant un grand miroir. Il se livre à une série de mimiques, simule une balafre sur la joue et se prend pour Al Capone dans "Scarface". Le film qu'il a vu au Médina avec la volcanique Ruth. L'image de la jeune femme traverse son esprit, une poignée de kilogrammes en rabe avec la chaleur de l'Etna comme loukoum. Les remplaçantes de Ruth en avaient autant que les deux glaçons de son anisette. Noyé dans l'érotisme de ses souvenirs, Fédida en oubli l'environnement et le but de sa visite. Une voix d'homme derrière lui rompt le charme.
  - Good morning ! Can I help you ? (Puis-je vous aider ?)
Albert se retourne pour croiser  un sourire Gibbs associé au bleu de la plage de Fédala dans le regard. Encore enlacé par les bras de Ruth,, il répond dans son habituel dialecte sans réfléchir.
  - Bessheal haedl manteau ? (Combien ce manteau ?)
Le vendeur interloqué dévisage le playboy marocain et le pardessus en popeline, se dit que l'étranger a plus sa place sur une plage de Miami au bras d'une richissime veuve que dans les rues new-yorkaises par le temps qu'il fait. Fédida reprend pied sur le sol américain, la conscience de sa bévue et tente de sauver les meubles.
  - Mister Tony Stanford ?
  - Yes !
  - My name is Albert Fédida euh...
En panne de vocabulaire, le marocain cherche ses mots, rattrape un juron arabe au vol, tempête contre la misère de son anglais, finit par se jeter dans l'eau glacé de l'Hudson. - Victor Bensoussan, cousin, family.
L'époux d'Esther se laisse gagner par le fou rire, pose un bras autour des épaules de Fédida et dit son sérieux repris.
  - Vous pouvez parler en français je comprends. Le manteau vous intéresse ?
  - Combien ?
  - Vous prenez la plus belle collection de mon magasin et vous vous inquiétez du prix ? Voyons ! Avez-vous touché la laine ? Elle contient dix pour cent de tergal. Elle ne peluche pas, ne froisse pas, vous pourrez parcourir l'Alaska avec sans avoir froid. De plus je trouve qu'il vous va à merveille, vous ressemblez à Eliott Ness.
  - J'aurai parié pour Al Capone ! Quel est donc son prix ?
  - Le borsalino pêche un peu, essayez un stetson. 250 dollars le manteau, le prix est raisonnable pour sa qualité.
Sans dire un mot, les traits du visage neutres, Fédida remet le manteau sur le cintre, le couvre-chef sur le mannequin pour s'intéresser à un lot de cravates en promotion. Stanford resté impassible, corrige le désordre de la penderie sans masquer l'article visé par son client puis rompt le silence.
  - Vous êtes le cousin de Victor m'avez-vous dit ?
  - Il vous le confirmera.
Tony Stanford plie soigneusement un pull- over qui débordait d'une pile tout en réfléchissant au manteau. La fin de la saison est proche, deux ont été vendu, l'hiver prochain la mode changera à nouveau et les manteaux lui resteront sur les bras. Albert Fédida délaisse les cravates, reprend son pardessus et faisant mine de s'en aller s'arrête devant le rayon des chemises.
  - Comme vous êtes le cousin de Victor, le manteau est à vous pour 200 dollars.
Albert secoue négativement la tête.
  - Votre offre est aimable mais ma réponse est "non !"
  - Vous venez du Maroc je crois, où habitez-vous ?
  - Casablanca comme mon cousin Victor.
  - Saviez-vous que mon unité a stationnée dans la ville après la campagne d'Italie. J'aime beaucoup Casablanca. Dans quel quartier habitez-vous ?
Fédida rechigne à parler du mellah à l'amerlock, tout époux d'Esther qu'il est. Aussi ment-il effrontément.
  - Derrière les Galeries Lafayette sur la Place de France.
  - Oh yes ! Je connais la place de France.
Le mensonge de Stanford est du même acabit. Il n'a vu de la place que la gare routière. - Je vous abandonne le manteau pour 150 dollars puisque vous faîtes partie de la famille .
Albert Fédida néglige le rayon des chemises, prend le manteau, l'examine attentivement, s'attarde sur la doublure, l'enfile à nouveau pour le retirer aussitôt avec une pointe de regret.
  - Ne le retirez pas il vous va bien. Vous aurez du succès avec cet article, j'en vends beaucoup vous savez.
  - Réflexion faite, je ne le prends pas. Nous sommes mi-février dans quelques jours le printemps sera là. 100 dollars est une grosse somme d'argent.
Tony Stanford rattrape au vol la proposition du cousin de Benssoussan.
  - OK, il est à vous pour 100 dollars ! L'hiver n'est pas fini, vous êtes à New-York, pas en Floride ou à Casablanca. Vous connaissez le Parc du Général Lyautey ?
  - Le parc du Maréchal Lyautey est connu des Casablancais. Votre manteau est sans nul doute un bel article, cependant je ne le prends pas. Je maîtrise mal votre monnaie et mes moyens ne sont pas ceux d'un Nuw-yorkais.
Albert s'enfonce sans vergogne dans des mensonges qui ferait rougir de honte son pauvre père.
  - Je comprends votre souci d'argent. Resterez-vous longtemps aux Etats-Unis ?
Flairant le piège, Fédida donne une réponse autre que celle escomptée.
  - Je suis tributaire de la somme d'argent que j'ai emporté aussi dois-je faire attention à mes dépenses. Votre pays est grand, le visiter est mon rêve tant pis pour le froid je m'en accommoderais.
Tony Stanford n'est pas dupe. les mensonges du cousin ne valent pas les siens, de plus le jeu du playboy marocain est plaisant.
  - Vous venez d'un pays chaud vous ignorez ce qu'est l'hiver. Vous vous promenez dans les rues de New-york avec un pardessus de mi-saison, ce n'est pas sérieux. Je vous offre un superbe vêtement pour 100 misérables dollars, un cadeau que je ne fais jamais. Il se trouve que vous êtes de la famille et que Tony Stanford ne peut laisser un cousin dans le besoin. Esther et moi avons aimé nous promener dans les allées du Parc Lyautey. Pas vous ?
Stanford cite Esther mais pense Aïcha qu'il a connu avant de rencontrer sa femme. Il n'est sorti des bras d'Esther que pour mieux plonger dans ceux de la voluptueuse Aïcha. Fédida essaie le stetson recommandé par l'américain, ne lui trouve pas un air assez canaille, reprend le borsalino noir qu'il incline sur la tempe droite. Stanford évadé dans le souvenir des chaleurs de la sulfureuse marocaine, perçoit mal la réponse du cousin Fédida.
  - Je privilégie les raccourcis aux promenades au clair de lune. Qui fabrique vos collections ?
L'ex-GI's émerge du cocon de l'exubérante maîtresse pour reprendre son buisness.
  - Une petite firme d'Atlantic city connue pour la qualité de sa fabrication. Quel a été le dernier prix réclamé pour le manteau ?
  - 50 dollars ! répond sans une hésitations le cousin du Maroc.
Stanford feint l'ignorance, retire le manteau du cintre pour habiller le mannequin.
  - Vous savez Albert, je peux vous appeler par votre prénom ?
  - Je vous en prie !
  - Les 50 dollars que vous m'offrez sont au-dessous du prix d'achat.
  - Attendez ! je n'ai fait aucune offre.
  - Laissez-moi terminer. Vous êtes un cousin, j'ai pris plaisir à évoquer le Maroc avec vous et ma période de fiançailles avec Esther.
Il s'interrompt pour observer Albert Fédida tourner autour du mannequin. Il reprend, le souvenir d'Aïcha encore vivace, aussi menteur que le cousin venu de Casablanca. - J'ai aimé Esther à notre première rencontre.
  - Comment va-t-elle ? Demande albert abandonnant le mannequin qui a retrouvé son borsalino.
  - Merveilleusement ! Venez chez nous, Esther sera ravie de vous revoir. Prenez le manteau Albert. Esther et moi nous vous l'offrons, un peu comme notre Cadeau de bienvenue.
Tony Stanford ne pense pas un traître mot de ce qu'il dit. Il traîne ces foutus manteaux depuis l'hiver dernier, boudés par sa clientèle traditionnelle attirée par les nouvelles modes parisiennes. Certes il a acquis le lot pour une poignée de dollars au manufacturier pressé de s'en dessaisir et récupéré sa mise de fond avec un gros bénéfice. Alors pourquoi ne pas en offrir un au cousin d'Esther ? Il fait plaisir à sa femme et allège sa collection. Fédida a repris son pardessus, s'est  dirigé vers la sortie du magasin, ouvert la porte mais avant de s'en aller dit :
  - Votre offre me touche beaucoup mais je ne puis prendre ce beau manteau sans penser à mon jumeau de frère...


JUIN 2010, Emile LUGASSY.

Lendroit.

 Tout le monde il est beau,
 tout le monde il est gentil.  .








 Lendroit.


Bien des choses étranges se passaient la nuit sur les routes secondaires de France, comme en attesta la mésaventure arrivée à Kévin Legarrec, en ces temps reculés des années cinquante. Il était un tantinet crédule, n'avait pas de malice et respirait la simplicité. Surtout ne prenez pas un raccourci et  penser qu'il était simplet! Son ingéniosité faisait l'admiration chez Chaffoteaux et Maury, où il était employé comme chaudronnier. La vieille pendulette de son aïeul, trônant sur le buffet, sur  le napperon blanc brodé par sa femme Jacqueline sonna les neuf heures du soir. Legarrec repoussa la tasse de café et dit :
  - Il est temps que je parte.
Il se leva et enfila un pull de laine.
  - Tu ne souhaites toujours pas partir demain matin ? Lui demanda sa femme.
  - Je préfère rouler la nuit, les cinglés du volant sont rentrés chez eux écouter leur feuilleton à la radio et les routes sont moins dangereuses.
  - Téléphone à ton arrivée chez Arlette.
  - Elle n'a pas de téléphone voyons !
  - Ne pas avoir de téléphone en 1956 est inadmissible. Tu trouveras bien un bureau de poste dans son village perdu du bout du monde!

        Kévin Legarrec eut quelques peines pour sortir de Paris, juin était entamé, le solstice passé, la fête de la musique n'était pas encore inventée et Spoutnik1 était en cours de montage. Il roulait depuis près de deux heures et ne possédait pas de radio pour tromper son ennui, l'opalescence  de la nuit, nimbait le paysage défilant dans l'air doux et le moteur de la 4Chevaux fut la seule musique que Legarrec put s'offrir. Sur la route de campagne empruntée, rares étaient les autos croisées, Legarrec les résuma à une voiture et un camion bâché en une heure de temps. Les écoles n'allaient pas tarder à fermer et les vacances d'été fleurir sur les routes de France au grand bonheur des vaches, lassées par le monotone passage des trains. La 4Chevaux approchant d'un virage en épingle, Legarrec rétrograda en seconde et suivit docilement la courbe. Au plus fort du virage l'auto fit une embardée, Legarrec cramponna le volant, lâcha en douceur la pédale de l'accélérateur, rétrograda et vint se ranger sur le terre-plein. Il coupa le moteur et descendit pour constater l'affaissement du pneu avant-droit. D'une chiquenaude il repoussa son béret sur le crâne, posa les poings sur les hanches, eut un regard apitoyé pour le pneu de la 4Chevaux et s'exclama : "Manquait plus que ça !" Il ôta son pull over, ouvrit le coffre avant, retira ses affaires, la roue de secours, la manivelle et laissa exploser un juron : "Nom d'un chien ! Où est le cric ?" Il inspecta minutieusement l'intérieur du coffre, défit ses valises, fouilla l'habitacle, examina le logement du moteur, chercha sous le châssis et consulta le mode d'emploi en dernier recours. Il remit tout en ordre, referma les capots, trois portières et s'assit pour réfléchir. Pas une auto n'était passée depuis le camion bâché, la campagne était rase, s'étendait à perte de vue et aucune lumière ne signalait la présence d'une ferme. Legarrec n'était pas homme à se laisser abattre, il fit le tour du véhicule, chercha une solution pour soulever la partie droite de son auto. A une cinquantaine de pas devant lui un panneau passé inaperçu attira son regard. Il n'eut aucun mal à lire, un beau quartier de lune était présent et la vue portait loin : "Lendroit 3,5 km". Il se gratta la tête, regarda l'heure à sa montre et se surprit à parler à voix haute : "Drôle de nom pour un village, vais-je au moins trouver un garage ?"
  - Pour le savoir tu dois te taper trois kilomètres à pied mon vieux.
Legarrec ne reconnut pas les inflexions de sa voix, regarda autour de lui et se demanda qui avait parlé. Le vent s'était levé et soufflait dans sa direction, il prit une cigarette qu'il alluma, histoire de calmer sa contrariété puis retourna à sa voiture. Il enfila son pull, ferma la 4Chevaux à clé et prit la route du village. Il marcha d'un bon pas et sifflota l'air de "Sous les ponts de Paris", le vent modifia sa course et la vibration de ses ondes. Legarrec ne s'aperçut du changement du souffle que lorsqu'il entendit :
  - C'est la seule chose à faire, il n'y a pas un chat sur cette route.
Il s'arrêta, regarda autour de lui, ne vit que la campagne rase et n'entendit que le vent qui jouait dans les rares tiges de blé oubliées.
  - Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais si vous voulez vous rendre utile montrez-vous et accompagnez-moi.
Comme il n'obtint pour toute réponse que les variations du souffle du vent, il ajouta : "A vous de voir !"et reprit sa marche.
Le vent redevenu léger lui fouettait le visage, il parcourut cinq cents mètres et s'arrêta à nouveau.
  - Vous croyez qu'il me prêtera son cric ?
  - Je ne vois pas de raisons pour qu'il refuse.
  - Je suis idiot de douter, ce ne peut être qu'un brave homme.. Dites on peut se tutoyer ?
  - Ca peut se faire !
Legarrec repartit de son pas léger en sifflotant "Sous les ponts de Paris". Il n'avait pas parcouru trois cents mètres qu'il pila.
  - Tu crois vraiment que ce type me prêtera son cric comme ça ! Remarques, je ne le connais pas.
  - A quoi penses-tu ?
  - Je me suis dit, cet homme regardera sa montre, se grattera la tête, réfléchira trois heures de temps, fera celui que je dérange pour une peccadille avant de daigner ouvrir la bouche .
 - Faut voir !
  - C'est tout vu ! Il me demandera de payer la location du cric. Mais attention, faudra pas qu'il voit grand, ce ne sera qu'un prêt.
  - Ouais faut être ferme !
Kévin franchit deux cents mètres, repoussa son béret et dit :
  - J'aime réfléchir en marchant. Il y a des chances pour que le type soit au lit ou dans les bras de sa grosse, quand on arrivera au village passé minuit. Je crois savoir que dans les petits patelins, les garagistes ont leur appartement au-dessus de l'atelier. J'arrive au beau milieu de la nuit, je le réveille ou pire, je le perturbe dans..., tu comprends ce que je veux dire.
Il y eut un rire, Legarrec entendit dire : "Je comprens", puis il poursuivit. - Le type lui, il va pas comprendre que je le dérange pour une histoire de cric. Tu vois un peu le topo ! Sans compter que j'ignore combien il va le facturer son cric! Jacqueline dira : "Kévin te fais pas avoir par un garagiste". Jacqueline est ma femme, elle n'a pas voulu que je voyage de nuit. Je l'entends d'ici, "Je t'ai prévenu !" Aaahh les femmes ! T'en a une toi ?
Legarrec n'attendit pas la réponse, fit une cinquantaine de pas et reprit la conversation.
  - Me faire avoir par un garagiste ? Elle m'a pas vu la Jacqueline ! D'abord qu'en sait-elle des garagistes et des crics ? Un garagiste sait lui combien coûte un cric.
  - De la fermeté ! Y'a qu'ça d'vrai !
Legarrec parcourut moins de la moitié du chemin lorsqu'il fit une nouvelle halte. Tout à sa marche et sa conversation il ne prêta pas attention au paysage, ni à l'habitation qu'il laissa six cents mètres derrière lui.
  - Un garagiste dans un patelin paumé ? Ben il voit pas grand monde, alors forcément, il se jette sur le premier client qui crève une roue et avec la baraka que je me paie, je décroche le gros lot. Il se grattera le menton histoire d'allonger le temps, me dira qu'il ne peut se séparer de ses outils mais qu'il fera un effort pour m'être agréable. Il me refilera un vieux clou dont personne ne veut et me le fourguera à un prix d'amis, tu me suis ? Le genre d'arnaque où tout ton fric y passe pour un truc rouillé.
  - t'exagères pas un peu ?
  - Ouais peut-être bien.

Legarrec se remit à marcher en silence, parcourut moins d'un kilomètre, s'arrêta, se mit à réfléchir et dit :
  - Quand t'es pas dans la combine t'es pas malin, un garagiste te roule comme il veut. Tiens un cric c'est rien, juste un accessoire de bagnole. D'ordinaire, tu fais jamais attention . Tu vérifie le moteur, les niveaux d'essence, d'huile, l'état des bougies, la pression des pneus mais le cric, tu t'en fiches. Le garagiste lui, il s'en fiche pas. Va savoir combien il me fera payer son machin ? Ce type est dégueulasse, arnaquer un gars qui a une crevaison et pas de cric. Jacqueline veut que je joue les durs, "Te fais pas avoir mon Kévin, ne montres pas ton oseille !" Facile à dire c'est pas elle qui a les emmerdes et je ne suis pas en position de force, le cric est chez le garagiste.
  - Faut faire avec !
  - Ouais comme tu dis ! Remarque le type je peux pas lui en vouloir. Je le réveille au milieu de la nuit, je le sors du lit et des bras de sa grosse pour une histoire de cric. Faut pas s'étonner après ça qu'il veuille être dédommagé et même largement. Punaise il va se faire un fric fou pour son cric. Tiens tu me demandes de te prêter un cric pour changer une roue crevée, je le fais volontiers et même que je viens t'aider sans te prendre un sou. Mais ce type lui, il va tout de suite sentir le Parisien rien qu'à mon accent. Après tout je ne veux lui emprunter qu'un cric pas prendre sa femme !
  - Ouais il y a assez d'une !
Legarrec sentit sourdre en lui les relents de la colère.
  - Une injustice que j't'dis ! Plus je réfléchis et plus, je trouve l'attitude de ce garagiste dégueulasse ! Mais comme je n'ai pas le choix je vais accepter rien que pour me tirer de ce mauvais pas. Sur une route fréquentée, sûr qu'un brave automobiliste me dépannera gratoss.
  - Parfois il faut faire avec.
  - Ouais t'a peut-être raison, n'empêche que c'est dur à avaler.

Legarrec se remit en route, l'air frais était vivifiant, des arbres avaient remplacé les champs de culture et le vent prit une autre mélodie. Legarrec parcourut cinq cents mètres, s'arrêta, tendit un index dans la direction supposée du village et dit sans amabilité :
  - Regardes  là-bas dans le village, le type m'attend en se frottant les mains à la pensée de la bonne affaire qu'il va tirer de son cric. Il est debout depuis belle lurette et guette mon arrivée derrière ses volets clos. Le salaud sait déjà combien d'argent il me soutirera, pas con le mec ! Aussitôt que je pointerai mon nez, il fera celui qui dort histoire d'augmenter la sauce ! Un type comme ça, moi j'ai la haine, je demande pas la lune, juste le prêt d'un cric !
Legarrec sortit de son portefeuille une liasse de billets de banque qu'il tendit devant lui.  - Voilà tout le pognon que je possède pour mon séjour chez Arlette ma soeur et ce salaud de garagiste va tout me piquer pour son cric de merde !! J'enrage d'engraisser un voleur qui a plumé plus d'un pauvre type, obligé de passer par lui. Tiens ! Son cric je lui foutrais sur la gueule si j'avais pas besoin. Non je ne ferai rien de tel, je serai poli, gentil, correct quoi ! Alors que j'enrage pour ce putain de cric. Qu'en dis-tu toi ?
  - Un peu comme toi !
  - J'ai réfléchis, je ne paierai que le prix du cric, l'ennui est que j'ignore ce que coûte ce truc. Le salopard de garagiste le sait et va jouer là-dessus. Ce type n'a pas de coeur, rien que des billets de banque à la place du palpitant et il te voit arriver de loin. Dans ces conditions tu peux pas négocier, tu paies et tu t'écrases. Alors la haine de ce type je l'ai là.
Legarrec joignit le geste à la parole en serrant sa gorge entre le pouce et l'index, crut entendre murmurer son étrange interlocuteur puis attendit trente secondes avant de reprendre sa diatribe. - , Comment expliquer la situation à Jacqueline qui ne conduit pas, elle ne comprendra pas. Quand t'achètes une bagnole, t'as les emmerdes en prime et une femme qui ne conduit pas ne peut pas comprendre qu'une bagnole s'entretient et coûte cher. Le voleur de garagiste lui, le sait et il en profite !
Legarrec reprit sa marche sans plus un mot, les premières maisons du village se découpaient au loin dans la clarté du ciel.

        Il prit la rue principale alors que l'unique café fermait.
  - Y a-t-il un garage dans le village ?
  - Au bout de la rue, vous ne pouvez pas vous tromper.
Legarrec remercia, remarqua un téléphone sur le comptoir et demanda :
  - Puis-je téléphoner ?
  - Revenez dans six mois, j'aurai la tonalité...
        Le garage avait bien une fenêtre au-dessus de l'atelier. Legarrec mit ses mains en porte-voix et appela :
  - Monsieur le garagiste, êtes-vous réveillé ?
Il attendit quelques secondes les yeux fixés sur les volets fermés puis appela à nouveau :
  - Holà garagiste, c'est moi Kévin Legarrec, je viens pour la crevaison. Vous savez bien quoi ? C'est pour le cric.
Legarrec commençait à s'impatienter lorsqu'un volet s'ouvrit et qu'une tête se pencha.
  - Qu'est-ce que c'est ?
Legarrec leva le poing et laissa exploser sa colère.
  - Garagiste de mes fesses, ton cric tu peux le mettre où je pense !
Après quoi il tourna les talons et reprit le chemin de retour vers son auto...

OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.