Onglets

vendredi 15 mars 2013

La cage aux fauves.

  Un monde méconnu. ...









  La cage aux fauves


        Dans le rond de lumière formé par deux faisceaux lumineux, brille le costume pailleté d'une trapéziste, sur sa barre tout là-haut, sous l'immense toile du chapiteau. La musique s'arrête au dernier coup de cymbales et la voix lointaine d'un tambour s'éveille frémissante, rapidement épaulée par un second. Leur roulement s'élève crescendo et lancinant. Les deux faisceaux de lumière suivent le balancement du trapèze et de l'artiste, tels des fils invisibles. Sur la piste centrale plongée dans l'ombre, des silhouettes installent sans bruit de hautes grilles tandis que des clowns multiplient les gags à l'infini sur les deux autres pistes. Le fracas des rires s'étiole et se meurt sur le dernier hoquet d'un enfant et la fin du numéro. Les têtes se relèvent, le regard rivé sur l'artiste et son trapèze dans le rond de lumière. Sous les franges et le pailleté du costume brillant de mille feux, la silhouette est gracile. Le public retient son souffle. Leurs rires épuisés, les enfants ont cessé de brailler, leur bouche ouverte et les yeux écarquillés. Fascinés par le ballet aérien de la trapéziste, , ils ont oublié le clown blanc et l'Auguste. Le roulement des tambours atteint son paroxysme, les spectateurs se figent, les clowns ont disparus et la dernière grille est assemblée sur la piste centrale. Les tambours s'arrêtent soudain, un cri retentit et l'artiste s'élance dans les airs. Son corps flotte dans un halo de lumière, marionnette suspendue par deux faisceaux lumineux. Le temps s'éternise, le silence devient oppressant, les regards admirent, s'étonnent, s'angoissent. Le costume pailleté tombe, tombe, tombe sur un rythme saccadé de lumière dans une impressionnante succession d'images stroboscopiques, une overdose d'étincelles projetées sur les rétines. Un enfant hurle, le haut des grilles approche, le public a le souffle coupé, le suspens est long, trop long et intolérable. Dans le faisceau lumineux apparaissent l'éclat métallique d'une grille, une barre de trapèze, deux mains, une pirouette et la trapéziste souriante est debout  sur le trapèze de réception. Le soulagement est général, le souffle rétabli, les respirations normales et la syncope éloignée, un tonnerre d'applaudissement salue l'exploit. La musique reprend tonitruante, les  pistes latérales sont illuminées, un long filin et l'artiste est au sol rejointe par les autres trapézistes.

        L'émotion passée et dans la reprise du brouhaha les spectateurs commentent la prouesse, le frisson ressenti le battement accéléré du coeur, la crainte de l'accident, l'obsession des tambours et les jeux de lumière. Les enfants ont retrouvé le souvenir des clowns et les rires, le papier froissé des bonbons, du sachet de pop-corn et les chamailleries . La musique ralentit son tempo et son intensité, un présentateur, micro en main,  prend la parole.
 - Vous l'espériez, nous l'attendions, le voici, le grand, l'unique, l'incomparable dompteur de tous les temps, Achille Zarzoon et ses lions d'Afrique qui reviennent d'une tournée triomphale en Europe, où ils ont représenté les Etats-Unis sous le plus grand chapiteau du monde de john Vélum.
        Cinq lions pénètrent dans la grande cage par un tunnel de métal, font le tour, une révérence au public et chacun d'eux grimpe  sur un escabeau, dos tourné aux spectateurs. Entré derrière eux, dans une ambiance de jungle créée par des jeux de lumière et des percussions africaines, le dompteur salue à son tour le public par de larges gestes. Le fouet et la voix de Zarzoon claquent dans l'air.
 - Sultan !
Sur un nouveau claquement de fouet le lion secoue la crinière, Baille, descend de son perchoir et laisse échapper un formidable rugissement. Le même que celui de son grand père, engagé par la Métro-Goldwin-Mayer pour tourner la fameuse séquence qui a fait la fortune de la firme et du grand-père. Sa démonstration terminée, Sultan regagne sa place, tourne le dos au dompteur pour observer le public. Le fouet de zarzoon claque pour la troisième fois sur le rythme ralenti des percussions.
 - A toi Simba !

        Le lion se redresse dignement et tourne le dos à Achille, soulève une patte postérieure et ouvre la gueule en grand. Les tam-tams s'arrête et les spectateurs espèrent le cri rauque de la savane. Le fauve referme la gueule et laisse échapper un magistral pet salué par les applaudissements du public, étonné par l'attraction inattendue. Achille Zarzoon désorienté par la désobéissance de Simba, enchaîne rapidement. Les deux lions suivants exécutent parfaitement le numéro ce qui rassure le dompteur. IL sourit au public, reprend son aisance et fait claquer le fouet.
 - A toi Sherka !
       
Le vieux lion relève une mèche de crinière qui lui chatouille le museau, cligne des yeux et tente de localiser lequel des deux dompteur est le vrai,. IL louche un peu plus, peine à réunir les deux images et penaud, abandonne le strapontin. Il se redresse sur les pattes postérieures et pose les deux pattes avant sur les épaules du faux dompteur. Les spectateurs médusés, ne partagent pas le même enthousiasme, ni le même avis sur la prestation car, ils ignorent que Sherka souffre de diplopie sévère, suite au ratage d'une intervention chirurgicale pour corriger un strabisme divergent. Sa tentative échouée, le lion retourne à son strapontin, face au public, imitant en cela Sultan .
        Achille Zarzoon quelque peu perplexe, n'a pas le souvenir d'une désobéissance de ses trois premières vedettes. Il associe leur comportement à un caprice de prima donna, sans doute lié au succès remporté en Europe. Il hésite un instant sur l'attitude à prendre, , esquisse un regard vers les spectateurs aussi étonnés que lui et enchaîne le numéro suivant .
        Surveillant la prestation de son mari depuis l'entrée des artistes, Jane Zarzoon n'a rien perdu de l'incident. Elle hèle le nouveau directeur passant par là.
 - Trois ions posent des difficultés à Achille.
 - Quel type de difficulté ?
  - Je n'en sais rien encore, regards par toi-même.
Le directeur s'exécute sans relever quoi que ce soit d'anormal.
 - Je ne comprends pas ton inquiétude, tout me semble OK.
  - J'aimerai avoir ton insouciance. Lui répond Jane Zarzoon.
 - Comment se sont comporté les lions ce matin lors de la répétition ?
 - Comme à l'accoutumée.
  - Je vais donner des ordres pour occuper les pistes latérales, ne relâches pas la surveillance je reviens. 
  - Aucun danger !
        L'orchestre adopte un autre thème musical sur un imperceptible glissendo tandis que des acrobates et des jongleurs envahissent discrètement les pistes inoccupés. Le public est partagé, une partie détourne son attention des lions pour s'intéresser aux nouveaux venus. Sur l'une des pistes latérales, un jongleur fait tourner des assiettes sur de hautes tiges et un autre jongle avec toute une pile. Intrigués par ce qui se passe derrière les hautes grilles, des enfants questionnent leurs parents sur l'attitude des trois lions et pourquoi les regardent-ils ainsi. Un père répond qu'il n'en sait rien, un autre dit à ses deux bambins que les fauves gardent un oeil sur les enfants désobéissants comme eux deux. Aussitôt les deux garçons rétablissent leur assise et ne bronchent plus .
        Achille Zarzoon enflamme un grand cercle et fais claquer le fouet. Les deux fauves restés obéissants promènent leur regard des frondeurs au cercle de feu et hésitent trente secondes avant de traverser le cerceau l'un derrière l'autre. Les spectateurs restés fidèles au dompteur et ses lions applaudissent. Achille profite de l'intermède pour se rapprocher de Sultan.
 - Je pourrai savoir à quoi vous jouez tous les trois ?
 - Nous avons passé l'âge de jouer et de faire les clowns.
 - C'est une révolution ?
 - Une revendication .
 - Tu fiches en l'air le spectacle pour une revendication ?
 - Trois pour dire vrai.
Zarzoon trouve le moment mal choisi pour polémiquer.
 - Concluons un marché Sultan ?
 - Dis toujours !
 - Nous terminons le spectacle ensuite nous débattrons des problèmes à tête reposée.
A l'entrée des artistes, le directeur de retour demande.
 - Que font-ils ?
 - Achille négocie avec Sultan .
La réponse de Jane a de quoi stupéfier le directeur qui rétorque.
 - Que peut-il avoir à négocier avec un fauve ?
 - Je l'ignore ! Achille a été nourri au même biberon que Sherka.

        Deux semaines auparavant, la troupe a célébré son retour et la tournée européenne. Les lions ont été oubliés dans la cage roulotte et nourris comme à l'ordinaire. Sultan s'est senti frustré, Sherka, Simba et lui ont contribué au succès de la tournée . Pour ajouter à sa déception, le cuisinier leur a servi une viande trop cuite.
 - Ma parole il se fiche de moi, je veux un steak saignant pas une semelle.
A Sherka qui n'a pas touché à sa viande, il a demandé :
 - Tu ne manges pas ?
 - Je n'ai pas faim.
 - Ca ne va pas mon vieux ?
Réussissant à voir ses deux amis sans image parasite, Sherka a secoué sa crinière et répondu d'une voix lasse :
  - Hier au soir, j'ai surpris une conversation entre Zarzoon et le nouveau directeur qui projette de me mettre à la retraite dans un zoo.
  - Tu plaisantes ? S'est exclamé Sultan. .
 - Quelle misère ! Finir notre vie dans un zoo. A rugi Simba.
 - Dis m'am, pourquoi qu'il dort le lion  ? Je veux que tu le réveille ! A repris Sherka voulant singer un petit d'homme.
 - Tu viens d'où Sherka ? A demandé Sultan.
 - Du Kénya, comme Simba. je ne crois pas vous avoir raconté mon passé. Mes parents ont été abattus un jour par des chasseurs blancs, la femme de l'un d'eux m'a recueilli, j'étais un tout jeune lionceau alors. Emmené aux Etats-Unis, j'ai été confié au cirque Vélum où j'ai grandi avec Achille. Racontes-nous ton histoire Simba ? S'est enquis Sherka.
Les yeux de Simba ont brillé un bref instant.
 - J'ai été le plus jeune et insouciant lion de mon village avec des amis et une copine. J'ignore ce qu'elle est devenue, peut-être une mamma avec une ribambelle de lionceaux. La vie a été dure, nous n'avons pas tous les jours mangé à notre faim mais nous avons été heureux. Le père m'a dit un jour, « Tu es un lion intelligent Simba, ici tu n'as pas d'avenir, la vie deviendra plus difficile avec les années. Va voir l'envoyé de John Vélum, il cherche de nouveaux artistes... » Depuis, je travaille avec Zarzoon. Toi Sultan, qu'est-ce qui t'as attiré vers le cirque ? A questionné Sherka. 
 - Je suis né dans la banlieue d'Hollywood et j'ai grandi dans le milieu du show-biz. J'ai de suite été attiré par le cirque.
Les trois lions ont évoqué ensuite, leur passé commun au cirque. Ils se sont laissés gagner par le rire au souvenir de Simba qui a failli tourner de l'oeil, incommodé par le parfum de jane quand elle l'a embrassé lors d'une répétition. Lorsque leur rire a cessé, Sultan a pris un air sérieux pour dire :
  - C'est injuste quand on y réfléchit !
  - Que veux-tu dire par là ? Lui ont demandé ses deux amis.
Il a ménagé une pause avant de poursuivre.
 - Si l'on excepte les gens du cirque, personne ne connaît nos noms. Les spectateurs savent tout d'Achille Zarzoon.
 - Nous faisons partie des sans nom sans lesquels un cirque ne peut exister. a Soupiré Sherka qui est le plus ancien et le plus expérimenté.
 - Nous allons changer cela ! A assuré placidement Sultan.
 Les trois lions ont négligé le dîner et ont discuté une grande partie de la nuit.

        La bouderie des lions se propage comme une traînée de poudre et divise le grand cirque  en deux camps. Les humains qui veulent réprimer toute tentative de révolte. Les animaux artistes solidaires de la bravoure de leurs trois compatriotes. Après le départ du dernier spectateur, monsieur et madame Achille Zarzoon retrouvent les trois contestataires dans une attitude de sphinx allongé. Achille ne se perd pas en politesse, sitôt entré dans la cage il aborde le problème.
 - Votre prestation a été déplorable, vous le savez, je ne reviendrai pas là-dessus. Sultan, tu as parlé de trois revendications, puis-je les connaître ?
 - Nous ne voulons plus être les victimes d'une ségrégation, nous travaillons autant que toi et exigeons de partager l'affiche.
  - Ce qui nous fait si je compte bien deux revendications !
  - Tu comptes mal, Voici la seconde, nous voulons un salaire digne de notre qualification. La dernière des revendications est fort simple, nous gardons Sherka parmi nous dans le cirque. Personne ne le jettera dans le premier zoo venu.
Achille ne dit mot et fait quelques pas dans la cage, rien ne le presse, il veut prendre le temps de l'analyse et de la réflexion avant de formuler des réponses. Il a refusé l'assistance du directeur et entend résoudre lui-même le dilemme qui l'oppose à ses lions. Les trois fauves sagement allongés ne manifestent aucune impatience. Jane Zarzoon s'est assis sur un tabouret à l'écart et s'est contentée d'écouter. Sa réflexion terminée, le dompteur prend la parole.
 - Nous ne pourrons pas garder Sherka parmi nous, son infirmité s'aggrave et il deviendra dangereux pour les autres et pour lui-même. Nous lui recherchons un zoo médicalisé où il sera bien traité.
Sherka renifle, laisse échapper une larme et dit.
 - Je veux retourner au pays !
 - C'est impossible mon pauvre Sherka. Tu ne connais du Kénya que mes récits. Tu as été trop jeune  pour t'en souvenir, comment pourrais-tu retrouver ta famille . Crois-moi, je ferai tout, pour que tu ne sois pas malheureux.
Zarzoon s'approche du lion, caresse la crinière puis poursuit - Depuis quelques années le cirque est en chute libre, concurrencé par le cinéma et la télévision. Le public déserte les gradins et nous devons sans cesse améliorer nos numéros pour attirer les spectateurs. Certains artistes prennent de gros risques repoussant davantage leur limite. Malgré cela les caisses sont parfois vident et beaucoup des nôtres renoncent à leur salaire.
Zarzoon interrompt son monologue, regarde ses trois lions qui ont écouté sans réagir, laisse filer plusieurs secondes
 et reprend à l'intention de Sultan. - As-tu une idée pour la tête d'affiche ?
 - Achille Zarzoon et ses lions d'Afrique, fait de nous une quantité négligeable .
 - Que proposes-tu ?
 - Que nos noms soient accolés au tien. Nous voulons entendre les petits d'hommes crier « Simba ! Sultan ! Ou Sherka ! », comme ils crient « vive Zarzoon ! » ...


    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.

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