Onglets

vendredi 15 mars 2013

Le retour d'Ulysse.

  Au temps des guerres.









 Le retour d'Ulysse


        Le jour peinait à se lever, l'Est restait sombre et la lune avait disparue derrière des nuages  àl'Ouest. Le corps de la ferme plongé dans le noir, n'avait de vie que le pâle éclairage de la cuisine dont le faisceau lumineux tachait de lumière la cour trempée par le ruissellement de la nuit. Le grognement d'un porc répondait au chant étranglé d'un coq transi par le froid. L'hiver ne décrochait pas, mai trébuchait et le gel menaçait la floraison. Les stigmates de la dernière guerre s'étaient estompés avec l'évacuation des restes de débris laissés par les bombardements aériens. Dans la cuisine au plafond haut, Une lourde cuisinière de fonte brûlant de grandes bûches remplaçait la cheminée inutilisée. Autour d'une table ronde trois hommes déjeunaient en silence. Sur la nappe de toile cirée, les miettes d'une miche de pain nageaient dans une mare de café renversé et dans une poêle de fer émaillé, deux oeufs achevaient de cuire sous la surveillance d'une grande femme ses cheveux blonds relevés en chignon. Elle fit glisser les oeufs dans une assiette qu'elle posa devant le plus âgé des hommes. Le regard absent, il n'avait desserré les dents que pour un bonjour distrait à son entrée dans la pièce. Il se versa du café, tendit machinalement la main vers le sucrier, s'empara de la salière. Le fils aîné de Gerda suspendit son geste.
  - Tu ne préfères pas le sucre ?
Gerda avait suivit la scène sans rien dire peu habituée au silence de l'homme.
  - Tu n'as pas l'air dans ton assiette mon Françou ! finit-elle par dire.
Le Français, son éternel sourire envolé, était d'ordinaire volubile ponctuant souvent ses phrases d'un calembour. IL reposa le sel, balaya du regard la cuisine cherchant sur le visage des personnes présentes une réponse à sa distraction. Il repoussa par une tape le berger allemand blotti contre sa cuisse, sucra son café et but une longue gorgée sans avoir touché aux oeufs qui refroidissaient. Gerda tira une chaise, se servit du café et prit la tranche de pain négligée par le Françou avant de s'asseoir. Le fils aîné replia la serviette, recula son siège et posant une main sur l'épaule du frère cadet dit :
  - Je vais voir où en sont les vaches. Françou retrouves-moi à l'étable lorsque tu auras fini.
  - Je m'appelle Ulysse, Ulysse Padopoulos !
Trois paires d'yeux agrandis par l'étonnement le regardaient Comme s'ils découvraient les débris de l'astronef tombait à Roswell. La surprise passée, Gerda lui demanda de bien vouloir répéter.
  - Inutile vous avez tous les trois parfaitement entendu, se contenta-t-il de répondre.
Le fils aîné oublia les vaches, rapprocha la chaise et les coudes sur la table, reposa le menton sur ses poings fermés intrigué par la révélation du Françou.
  - Padopoulos ! Ulisse Padopoulos ! D'où vient ce nom ?
  - J'ai retrouvé la mémoire Gerda.
  - Tu as retrouvé la mémoire ? Comme ça comme un vulgaire bijou égaré. Tu t'endors Françou, tu te réveille Ulysse Padopoulos ! Tu te fiches de moi ?
  - Je ne trouve pas ça drôle.
  - Pas tant que nous, lui répliqua Gerda.
Le souvenir du Français amené par deux feldgendarmes remonta à la surface. Son mari Willie Schneider capitaine dans la sixième armée de Von Paulus combattait quelque part sur le front de l'Est. Elle, se battait pour maintenir à flots la ferme familiale et élever leurs deux garçons. Son dernier employé l'avait abandonné durant les semailles pour enrôler dans l'Afrika-corps de Rommel. Il arriva un matin d'avril 42 avec ses gardiens. Il pleuvait à verse, les animaux étaient restés dans leur enclos et dans la cour gorgée d'eau la pluie formait des lacs. Elle apprit que le prisonnier était Français, qu'il était amnésique  et ne gardait du passé que sa langue maternelle. Les autorités nazies avaient instauré le Service du Travail Obligatoire et réquisitionnaient des hommes dans les pays conquis ainsi que parmi les prisonniers de guerre. Leurs premières relations étaient tout sauf amicales, le Françou tolérait mal les ordres et les directives de son employeur. La disparition de Willie Schneider dans la bataille de Stalingrad rapprocha les deux personnes. Leurs rapports perdirent la rigidité imposée par le climat de guerre et la barrière de la langue tomba lorsque Padopoulos apprit l'allemand et la jeune veuve quelques bribes de français.
        Le jour s'était levé avec un ciel bas, quelques poules échappées caquetaient bruyamment dans la cour et les vaches, les pis alourdis manifestaient leur impatience. Le fils aîné quitta la table, éteignit la lumière devenue superflue et avant de s'en aller répéta que la traite des vaches ne pouvaient attendre. Les deux garçons partis, Gerda interrogea Ulysse Padopoulos tassé sur sa chaise.
  - Qu'as-tu retrouvé du passé ?
  - Je suis né dans les Pyrénnées que l'on appelaient aussi le pays des Cathares. Si les travaux de la ferme ne m'ont posé aucun problème, la raison en est simple je suis fermier ce qui n'a pu échappé à ta sagacité. Avant la mobilisation j'avais sollicité des prêts pour moderniser la ferme paternelle.
  - Les médecins avaient dit qu'un retour de ta mémoire n'était pas exclu . Avec le temps j'avais fini par ne plus y croire. Je t'appelle Françou depuis dix années, dis-moi comment dois-je t'appeler à présent ?
  - Tu as vécu une décennie auprès d'un homme sans passé, douze ans de ma vie se sont écoulés dans l'ignorance de mon identité. Le prénom que tu choisiras n'a plus son importance.
  - Que penses-tu faire ?
La voix de Gerda trahit un fond d'inquiétude. Elle n'avait jamais oublié la conclusion d'un des médecins qui avaient soigné Padopoulos et redoutait le jour
  où Ulysse retrouverait la mémoire. La crainte se mua en peur après la mort de Willie. Elle s'était attachée à la présence de Padopoulos et n'envisageait pas un avenir sans lui.
  - Je n'en sais trop rien, tout est si nouveau.
  - Quand as-tu retrouvé la mémoire ?
  - Pas en me réveillant un matin ni en ouvrant une fenêtre pour laisser jaillir la lumière.
  - Cela t'ennuierais de raconter ?
  - Plus tard si tu veux bien, je vais aider Helmut.
Il repoussa la chaise pour se lever.
  - Reste assis, il est temps qu'Helmut assume seul. Je veux savoir se qui se passe dans ta tête et comment t'es revenue la mémoire.
  - Tout avait commencé par un rêve qui se répéta de nuit en nuit. Des personnes dont le visage restait dans l'ombre me parlaient dans une langue que je ne comprenais pas. Une femme sans âge assise près d'une cheminée pleurait et une forte odeur de soupe de pois cassés chatouillait mes narines. Chaque rêve apporté un supplément de détails révélés par une ombre qui s'en allait, un peu comme nous effeuillons un oignon. Des bribes de phrases devenaient compréhensives, du vieux français. Près d'un lac des vaches paissaient sous la surveillance d'un jeune garçon. Im me semblait me reconnaître dans les traits de son visage qui riait. Lorsqu'il voulait parler le rêve s'évanouissait. Une nuit où le garçon rattrapait un vau égaré il cria : "Ulysse !" Après quoi les souvenirs revinrent progressivement, les rêves n'avaient plus de mystère et le dernier souvenir me revint. Nous battions en retraite devant l'avance des chars que nous ne parvenions pas à stopper. Quelqu'un sur ma droite avait hurlé : «Attention Le panzer va tirer, couchez-vous !» Puis ce fut le trou noir.
  - Veux-tu rentrer chez toi ? questionna Gerda qui ne cachait plus sa tristesse à l'idée de le voir partir.
  - Je crains que mon retour ne soulève plus de questions qu'il n'en résolve.
  - Que veux-tu dire par-là ?
  - Je suis parti à la fin de janvier 40, nous sommes en 1952. Douze années d'absence, de silence, d'incertitudes et d'interrogations. Sont-ils encore en vie, me reconnaîtront-ils et comment vont-ils réagir devant un fils qui leur revient de l'oubli. Autant de questions auxquelles je ne peux trouver
         de réponses. L'horloge temporelle de ma vie s'est déréglée un matin de juin quarante.
        Les jours qui suivirent Ulysse perdit le sourire et son visage n'était plus que tristesse. Il négligeait le travail et oublia par deux fois de refermer l'enclos des porcs. Gerda répugnant à le voir sombrer dans la mélancolie, posa devant lui un soir au dîner, des billets de train et une liasse de documents.
  - Le dossier contient tous les documents qui te seront indispensables en France. L'ambassade a délivré des papiers provisoires et l'armée a exhumé ton identité. Le train te conduiras jusqu'à Perpignan, le reste te regarde.
Après quoi elle s'absenta pour revenir avec une mallette de cuir havane.
  - Je ne puis prendre ce qui appartient à ton mari ! s'exclama Padopoulos à la vue de la valise.
  - Là où il se trouve elle n'est pas utile.
        Les adieux furent écourtés, Padopoulos trouva un siège près d'une fenêtre, le train s'ébranla et Gerda restée sur le quai, attendit que le dernier wagon ait disparu de sa vue pour essuyer les larmes qui perlaient ses joues.

        L'après-midi était bien avancée, les ombres avaient allongées et le soleil perdait l'étincelante clarté de son or. Aucun nuage n'assombrissait l'unicité bleue du ciel, la végétation était en fleur  avec une douceur printanière victorieuse de l'hiver. La cime des pyrénnée flamboyait sous le soleil dessinant un liseré jaune orangé dans l'azur. Des sillons réguliers étaient tracés sur le vaste champs. A l'extrémité Sud le tracteur arrêté tournait au ralenti. Rongée par la rouille aux extrémités saillantes, son éclat terni, la peinture conservait sous la poussière déposée par le labour, le rougeoiement de sa couleur. Le chant d'un rossignol couvrit le pépiement des moineaux et le diesel. L'homme âgé posa sur le volant un chapeau de paille aux bords effilochés, essuya son front d'un revers de manche et prit la gourde d'eau tendue par un jeune homme qui suivait le tracé du tracteur. Au nord sur le chemin de terre, l'ombre d'un homme se découpa, son pouce en crochet retenait par l'encolure un vieux blouson d'aviateur jeté sur l'épaule droite. Le jeune homme qui le voyait avançait une mallette dans la main gauche dit au vieil homme resté sur le tracteur.
  - Grand-père là-bas un étranger avec une valise ! Il vient de par ici.
  - Sans doute un voyageur égaré petit. Un rayon de soleil éclaira le visage de l'étranger qui marchait d'un pas décidé.
  - Comme c'es curieux grand-père, je crois bien que l'homme ressemble à l'oncle Ulysse sur la photo.
  - Cela ne se peut petit. Ton oncle a été porté disparu. L'inconnu s'arrêta à une courte distance des deux agriculteurs, Les traits de son visage éclairé par le soleil n'était plus mystérieux. Le vieil homme écarquilla les yeux et laissa échapper dans un cri : " Dieu du ciel, Ulysse, est-ce possible !" Il descendit du tracteur et fit quelques pas maladroits  dans la direction du fils. Padopoulos lâcha la mallette, le blouson et courut en criant : "Père j'arrive !"

        La famille réunie dans la salle commune autour d'Ulysse Padopoulos écoutait son récit sans l'interrompre. Les plus jeunes enfants qui n'avaient pas connu leur oncle jouaient dehors sous la clarté lunaire, un frère servait une vieille eau-de-vie et la mère inondait de pleurs la main de son fils. La soeur cadette attendit la fin du récit pour dire à sa mère en séchant ses larmes de ne plus pleurer car ses prières ont été exaucées.
  - Mes pleurs ne sont que joie et mes larmes du bonheur. Le Seigneur est miséricordieux et sa bonté est infinie.
Le père se leva, vida son verre imité par les autres puis annonça qu'il fallait passer à table. Il aida sa femme à se lever et avant de quitter la pièce dit à son fils Ulysse :
  - Tu te rendras à la Mairie demain matin aux premières heures signaler ton retour.
  - Ce sera fait père.
        Si la famille Padopoulos ne cachait pas sa joie il en alla autrement dans le bourg. Derrière le sourire de façade, la poignée de main traîtresse, les interrogations enflammées les maisons leurs volets clos.
  - Voilà une réapparition des plus louches, combien d'années as-tu dis ?
  - Une douzaine pourquoi ?
  - Je subodore un coup fourré.
  - Est-ce ta tête qui parle ou ton cul ? t'as jamais accepté qu'il te rejette.
  - Ils disent quoi les Martin ?
  - Ils s'en tapent le coquillard ! Leurs affaires passent avant.
  - Toi, tu y crois à son histoire ?
  - Je ne vois rien à redire, les Padopoulos sont heureux du retour d'Ulysse.
  - Faux cul !
  - Han - han pas de de grossièreté !
  - Je vais te dire ce que j'en pense . Ton Ulysse se la coulait douce pas pressé de revenir. Un jour il se dit "j'ai le mal du pays" et le v'là qui débarque avec une histoire d'amnésie pour des gogos comme toi et je ne suis pas la seule à le penser.
  - Parce qu'en plus vous conspirez ! Que faites-vous du dossier médical ?
  - Des documents Allemands ! Nous savons ce qu'ils valent. Je ne comprends pas que tu veuilles le protéger, si Ulysse reprends la ferme tu pourras dire adieux à tes projets.
        Le temps passa sans mettre un bémol à la rumeur qui enflait. Les anciens adversaires de Padopoulos eurent de quoi alimenter leur rejet et ses anciens amis succombèrent aux sirènes de la médisance. Lassé du climat délétère que son retour avait déclenché, Ulysse Padopoulos fit des adieux à sa famille, promit d'écrire puis s'en retourna en Allemagne...

    SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

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