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samedi 16 mars 2013

Lendroit.

 Tout le monde il est beau,
 tout le monde il est gentil.  .








 Lendroit.


Bien des choses étranges se passaient la nuit sur les routes secondaires de France, comme en attesta la mésaventure arrivée à Kévin Legarrec, en ces temps reculés des années cinquante. Il était un tantinet crédule, n'avait pas de malice et respirait la simplicité. Surtout ne prenez pas un raccourci et  penser qu'il était simplet! Son ingéniosité faisait l'admiration chez Chaffoteaux et Maury, où il était employé comme chaudronnier. La vieille pendulette de son aïeul, trônant sur le buffet, sur  le napperon blanc brodé par sa femme Jacqueline sonna les neuf heures du soir. Legarrec repoussa la tasse de café et dit :
  - Il est temps que je parte.
Il se leva et enfila un pull de laine.
  - Tu ne souhaites toujours pas partir demain matin ? Lui demanda sa femme.
  - Je préfère rouler la nuit, les cinglés du volant sont rentrés chez eux écouter leur feuilleton à la radio et les routes sont moins dangereuses.
  - Téléphone à ton arrivée chez Arlette.
  - Elle n'a pas de téléphone voyons !
  - Ne pas avoir de téléphone en 1956 est inadmissible. Tu trouveras bien un bureau de poste dans son village perdu du bout du monde!

        Kévin Legarrec eut quelques peines pour sortir de Paris, juin était entamé, le solstice passé, la fête de la musique n'était pas encore inventée et Spoutnik1 était en cours de montage. Il roulait depuis près de deux heures et ne possédait pas de radio pour tromper son ennui, l'opalescence  de la nuit, nimbait le paysage défilant dans l'air doux et le moteur de la 4Chevaux fut la seule musique que Legarrec put s'offrir. Sur la route de campagne empruntée, rares étaient les autos croisées, Legarrec les résuma à une voiture et un camion bâché en une heure de temps. Les écoles n'allaient pas tarder à fermer et les vacances d'été fleurir sur les routes de France au grand bonheur des vaches, lassées par le monotone passage des trains. La 4Chevaux approchant d'un virage en épingle, Legarrec rétrograda en seconde et suivit docilement la courbe. Au plus fort du virage l'auto fit une embardée, Legarrec cramponna le volant, lâcha en douceur la pédale de l'accélérateur, rétrograda et vint se ranger sur le terre-plein. Il coupa le moteur et descendit pour constater l'affaissement du pneu avant-droit. D'une chiquenaude il repoussa son béret sur le crâne, posa les poings sur les hanches, eut un regard apitoyé pour le pneu de la 4Chevaux et s'exclama : "Manquait plus que ça !" Il ôta son pull over, ouvrit le coffre avant, retira ses affaires, la roue de secours, la manivelle et laissa exploser un juron : "Nom d'un chien ! Où est le cric ?" Il inspecta minutieusement l'intérieur du coffre, défit ses valises, fouilla l'habitacle, examina le logement du moteur, chercha sous le châssis et consulta le mode d'emploi en dernier recours. Il remit tout en ordre, referma les capots, trois portières et s'assit pour réfléchir. Pas une auto n'était passée depuis le camion bâché, la campagne était rase, s'étendait à perte de vue et aucune lumière ne signalait la présence d'une ferme. Legarrec n'était pas homme à se laisser abattre, il fit le tour du véhicule, chercha une solution pour soulever la partie droite de son auto. A une cinquantaine de pas devant lui un panneau passé inaperçu attira son regard. Il n'eut aucun mal à lire, un beau quartier de lune était présent et la vue portait loin : "Lendroit 3,5 km". Il se gratta la tête, regarda l'heure à sa montre et se surprit à parler à voix haute : "Drôle de nom pour un village, vais-je au moins trouver un garage ?"
  - Pour le savoir tu dois te taper trois kilomètres à pied mon vieux.
Legarrec ne reconnut pas les inflexions de sa voix, regarda autour de lui et se demanda qui avait parlé. Le vent s'était levé et soufflait dans sa direction, il prit une cigarette qu'il alluma, histoire de calmer sa contrariété puis retourna à sa voiture. Il enfila son pull, ferma la 4Chevaux à clé et prit la route du village. Il marcha d'un bon pas et sifflota l'air de "Sous les ponts de Paris", le vent modifia sa course et la vibration de ses ondes. Legarrec ne s'aperçut du changement du souffle que lorsqu'il entendit :
  - C'est la seule chose à faire, il n'y a pas un chat sur cette route.
Il s'arrêta, regarda autour de lui, ne vit que la campagne rase et n'entendit que le vent qui jouait dans les rares tiges de blé oubliées.
  - Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais si vous voulez vous rendre utile montrez-vous et accompagnez-moi.
Comme il n'obtint pour toute réponse que les variations du souffle du vent, il ajouta : "A vous de voir !"et reprit sa marche.
Le vent redevenu léger lui fouettait le visage, il parcourut cinq cents mètres et s'arrêta à nouveau.
  - Vous croyez qu'il me prêtera son cric ?
  - Je ne vois pas de raisons pour qu'il refuse.
  - Je suis idiot de douter, ce ne peut être qu'un brave homme.. Dites on peut se tutoyer ?
  - Ca peut se faire !
Legarrec repartit de son pas léger en sifflotant "Sous les ponts de Paris". Il n'avait pas parcouru trois cents mètres qu'il pila.
  - Tu crois vraiment que ce type me prêtera son cric comme ça ! Remarques, je ne le connais pas.
  - A quoi penses-tu ?
  - Je me suis dit, cet homme regardera sa montre, se grattera la tête, réfléchira trois heures de temps, fera celui que je dérange pour une peccadille avant de daigner ouvrir la bouche .
 - Faut voir !
  - C'est tout vu ! Il me demandera de payer la location du cric. Mais attention, faudra pas qu'il voit grand, ce ne sera qu'un prêt.
  - Ouais faut être ferme !
Kévin franchit deux cents mètres, repoussa son béret et dit :
  - J'aime réfléchir en marchant. Il y a des chances pour que le type soit au lit ou dans les bras de sa grosse, quand on arrivera au village passé minuit. Je crois savoir que dans les petits patelins, les garagistes ont leur appartement au-dessus de l'atelier. J'arrive au beau milieu de la nuit, je le réveille ou pire, je le perturbe dans..., tu comprends ce que je veux dire.
Il y eut un rire, Legarrec entendit dire : "Je comprens", puis il poursuivit. - Le type lui, il va pas comprendre que je le dérange pour une histoire de cric. Tu vois un peu le topo ! Sans compter que j'ignore combien il va le facturer son cric! Jacqueline dira : "Kévin te fais pas avoir par un garagiste". Jacqueline est ma femme, elle n'a pas voulu que je voyage de nuit. Je l'entends d'ici, "Je t'ai prévenu !" Aaahh les femmes ! T'en a une toi ?
Legarrec n'attendit pas la réponse, fit une cinquantaine de pas et reprit la conversation.
  - Me faire avoir par un garagiste ? Elle m'a pas vu la Jacqueline ! D'abord qu'en sait-elle des garagistes et des crics ? Un garagiste sait lui combien coûte un cric.
  - De la fermeté ! Y'a qu'ça d'vrai !
Legarrec parcourut moins de la moitié du chemin lorsqu'il fit une nouvelle halte. Tout à sa marche et sa conversation il ne prêta pas attention au paysage, ni à l'habitation qu'il laissa six cents mètres derrière lui.
  - Un garagiste dans un patelin paumé ? Ben il voit pas grand monde, alors forcément, il se jette sur le premier client qui crève une roue et avec la baraka que je me paie, je décroche le gros lot. Il se grattera le menton histoire d'allonger le temps, me dira qu'il ne peut se séparer de ses outils mais qu'il fera un effort pour m'être agréable. Il me refilera un vieux clou dont personne ne veut et me le fourguera à un prix d'amis, tu me suis ? Le genre d'arnaque où tout ton fric y passe pour un truc rouillé.
  - t'exagères pas un peu ?
  - Ouais peut-être bien.

Legarrec se remit à marcher en silence, parcourut moins d'un kilomètre, s'arrêta, se mit à réfléchir et dit :
  - Quand t'es pas dans la combine t'es pas malin, un garagiste te roule comme il veut. Tiens un cric c'est rien, juste un accessoire de bagnole. D'ordinaire, tu fais jamais attention . Tu vérifie le moteur, les niveaux d'essence, d'huile, l'état des bougies, la pression des pneus mais le cric, tu t'en fiches. Le garagiste lui, il s'en fiche pas. Va savoir combien il me fera payer son machin ? Ce type est dégueulasse, arnaquer un gars qui a une crevaison et pas de cric. Jacqueline veut que je joue les durs, "Te fais pas avoir mon Kévin, ne montres pas ton oseille !" Facile à dire c'est pas elle qui a les emmerdes et je ne suis pas en position de force, le cric est chez le garagiste.
  - Faut faire avec !
  - Ouais comme tu dis ! Remarque le type je peux pas lui en vouloir. Je le réveille au milieu de la nuit, je le sors du lit et des bras de sa grosse pour une histoire de cric. Faut pas s'étonner après ça qu'il veuille être dédommagé et même largement. Punaise il va se faire un fric fou pour son cric. Tiens tu me demandes de te prêter un cric pour changer une roue crevée, je le fais volontiers et même que je viens t'aider sans te prendre un sou. Mais ce type lui, il va tout de suite sentir le Parisien rien qu'à mon accent. Après tout je ne veux lui emprunter qu'un cric pas prendre sa femme !
  - Ouais il y a assez d'une !
Legarrec sentit sourdre en lui les relents de la colère.
  - Une injustice que j't'dis ! Plus je réfléchis et plus, je trouve l'attitude de ce garagiste dégueulasse ! Mais comme je n'ai pas le choix je vais accepter rien que pour me tirer de ce mauvais pas. Sur une route fréquentée, sûr qu'un brave automobiliste me dépannera gratoss.
  - Parfois il faut faire avec.
  - Ouais t'a peut-être raison, n'empêche que c'est dur à avaler.

Legarrec se remit en route, l'air frais était vivifiant, des arbres avaient remplacé les champs de culture et le vent prit une autre mélodie. Legarrec parcourut cinq cents mètres, s'arrêta, tendit un index dans la direction supposée du village et dit sans amabilité :
  - Regardes  là-bas dans le village, le type m'attend en se frottant les mains à la pensée de la bonne affaire qu'il va tirer de son cric. Il est debout depuis belle lurette et guette mon arrivée derrière ses volets clos. Le salaud sait déjà combien d'argent il me soutirera, pas con le mec ! Aussitôt que je pointerai mon nez, il fera celui qui dort histoire d'augmenter la sauce ! Un type comme ça, moi j'ai la haine, je demande pas la lune, juste le prêt d'un cric !
Legarrec sortit de son portefeuille une liasse de billets de banque qu'il tendit devant lui.  - Voilà tout le pognon que je possède pour mon séjour chez Arlette ma soeur et ce salaud de garagiste va tout me piquer pour son cric de merde !! J'enrage d'engraisser un voleur qui a plumé plus d'un pauvre type, obligé de passer par lui. Tiens ! Son cric je lui foutrais sur la gueule si j'avais pas besoin. Non je ne ferai rien de tel, je serai poli, gentil, correct quoi ! Alors que j'enrage pour ce putain de cric. Qu'en dis-tu toi ?
  - Un peu comme toi !
  - J'ai réfléchis, je ne paierai que le prix du cric, l'ennui est que j'ignore ce que coûte ce truc. Le salopard de garagiste le sait et va jouer là-dessus. Ce type n'a pas de coeur, rien que des billets de banque à la place du palpitant et il te voit arriver de loin. Dans ces conditions tu peux pas négocier, tu paies et tu t'écrases. Alors la haine de ce type je l'ai là.
Legarrec joignit le geste à la parole en serrant sa gorge entre le pouce et l'index, crut entendre murmurer son étrange interlocuteur puis attendit trente secondes avant de reprendre sa diatribe. - , Comment expliquer la situation à Jacqueline qui ne conduit pas, elle ne comprendra pas. Quand t'achètes une bagnole, t'as les emmerdes en prime et une femme qui ne conduit pas ne peut pas comprendre qu'une bagnole s'entretient et coûte cher. Le voleur de garagiste lui, le sait et il en profite !
Legarrec reprit sa marche sans plus un mot, les premières maisons du village se découpaient au loin dans la clarté du ciel.

        Il prit la rue principale alors que l'unique café fermait.
  - Y a-t-il un garage dans le village ?
  - Au bout de la rue, vous ne pouvez pas vous tromper.
Legarrec remercia, remarqua un téléphone sur le comptoir et demanda :
  - Puis-je téléphoner ?
  - Revenez dans six mois, j'aurai la tonalité...
        Le garage avait bien une fenêtre au-dessus de l'atelier. Legarrec mit ses mains en porte-voix et appela :
  - Monsieur le garagiste, êtes-vous réveillé ?
Il attendit quelques secondes les yeux fixés sur les volets fermés puis appela à nouveau :
  - Holà garagiste, c'est moi Kévin Legarrec, je viens pour la crevaison. Vous savez bien quoi ? C'est pour le cric.
Legarrec commençait à s'impatienter lorsqu'un volet s'ouvrit et qu'une tête se pencha.
  - Qu'est-ce que c'est ?
Legarrec leva le poing et laissa exploser sa colère.
  - Garagiste de mes fesses, ton cric tu peux le mettre où je pense !
Après quoi il tourna les talons et reprit le chemin de retour vers son auto...

OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.

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