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lundi 8 avril 2013

Voir ou entendre, telle est la question ?

  Histoires insolites









  Voir ou entendre telle est la question.


        Les spectateurs venus pour la répétition générale de la nouvelle pièce prévue pour la soirée, furent autorisés à entrer. Attirés par la gratuité du spectacle, ils étaient arrivés avant l'heure, encombraient le trottoir devant l'entrée du théâtre et formaient des petits groupes qui papotaient bruyamment. L'après-midi n'avait rien d'attrayant, le temps était maussade et la menace d'une pluie incita le régisseur à leur ouvrir les portes un peu avant le début des répétitions. Le public s'installa dans un assourdissant bavardage où il fut question de tout et de rien, de la pluie à venir, de la rareté des places de parkings et de la dernière dent de bébé. Le brouhaha se calma quelque peu lorsque monta sur scène, une personne que le public supposa être un comédien. Celle-ci s'arrêtant au beau milieu des planches, salua les spectateurs. Une seconde personne arrivé par le côté opposé avança avec hésitation. Elle portait des lunettes noires et à sa façon de tâtonner pour avancer, le public vit immédiatement que la faiblesse de sa vision ne lui permettait pas de s'orienter. La personne arrivée sur scène en premier vint à son secours sans abandonner sa place. Le ton très élevé de sa voix surprit le public et eut raison des derniers bavardages.
  - Souhaitez-vous voir quelqu'un ? Voulez-vous de l'aide ? Je vous vois en difficulté.
  - Des difficultés ? Non, je n'en vois pas ! répondit la personne Mal-voyante qui éblouie par la rampe lumineuse ne voyait rien. Son interlocuteur n'ayant rien entendu, renouvela son offre :
  Puis-je vous aider ?
  - Aah ! Je ne vous ai pas vu ! Cria la personne mal-voyante qui localisait mal la voix.
  - Je vois bien que vous ne m'aviez pas vu.
  - Êtes-vous le metteur en scène ?
  - Une selle ? Non je n'en vois pas ! Pas ici en tout cas ! Avez-vous regardé dans les coulisses ?
  - J'ai regardé, il n'y est pas. J'ai entendu dire qu'il devait être par-là. Répondit la personne aux lunettes noires.
  - Votre papa ? L'ai-je déjà vu ? Est-il un homme du spectacle ? Vous-même êtes comédien ? Je n'ai pas le souvenir de vous avoir vu. A ce propos je suis aussi comédien diplômé de l'école New comédia, vous devez probablement connaître. Mais je cause, je cause et j'oublie de dire que j'attends le metteur en scène pour une audition. L'auriez-vous vu par hasard ? Attendez, je viens vous aider.
  - Ne vous donnez pas cette peine je vous prie, je ne vois là qu'une peccadille que j'entends vaincre. Voyez-vous je suis sensible à l'éblouissement direct des feux de la rampe qui perturbent la vision de mon espace. Dites-moi seulement où vous vous trouvez afin que je vois votre position .
 - Ma situation ? Elle va bien je vous remercie !
  - J'en suis fort aise !
  - Vous désirez une chaise ? Êtes-vous fatigué ? C'est probablement le trac. J'ai entendu dire qu'il faisait perdre tous ses moyens à un comédiens.
  - Je vous remercie pour votre sollicitude, je ne suis pas fatigué et je ne pense pas avoir le trac. Attendez je me rapproche .
  - Mais non je ne vous fais pas de reproches voyons ! Pourquoi ne pas tenter de vous rapprocher ? Voyez regardez, je suis par là pas loin de vous. Non, vous regardez du mauvais côté, pas à droite, regardez légèrement à votre gauche. A présent je me trouve face à vous, vous pouvez me voir.
Le déficient visuel attiré par une toux venant de la salle, était  allé vers le bord de la scène. Il tourna le dos au public et se dirigea vers la voix qui le guidait.
 - Bonjour monsieur le Comédien ! Si je puis me permettre de vous appeler ainsi ?
 - Vous voulez une scie ? Mais que voulez-vous faire d'une scie ?
  - Moi ? Rien, je n'en ai nul besoin.
  - Pour les petits besoins, c'est au bas de l'escalier. Pour le reste je ne sais pas. Veuillez je vous prie élever légèrement la voix je vous entends mal.
Le déficient visuel eut un aimable sourire et répliqua  :
 - Je m'appelle Casimir Leclerc, si vous pensez avoir mal entendu, je vous prie de m'excuser. Je monte pour la première fois sur une scène.
 - Le metteur en scène ? Nous n'allons pas tarder à le voir arriver. Moi-même je l'attends pour une entrevue. Pouvez-vous hausser la voix, le bruit de la salle perturbe mon écoute ?
Bien qu'étonné par la demande Leclerc accepta sans rechigner. Le public s'était tu à l'apparition de ce dernier pour prêter une oreille attentive aux deux personnages.
 - Je ne voyais pas combien un bruit de salle perturbait votre audition.
  - A vrai dire le brouhaha pour nous autres comédiens n'est que le prétexte qui camoufle notre détestable habitude à parler haut et fort. Vous verrez par vous-même vous vous y accoutumerez malgré vous.
Casimir Leclerc opina de la tête et répondit :
 - Je vois, un peu comme prendre un projecteur là où la lueur d'une chandelle suffit.
  - Pouvez-vous répéter, je n'ai pas compris ?
  - Chut, écoutez, je perçois des voix ! Les entendez-vous ?
  - Comme c'est curieux je n'entends rien. Etes-vous sûr d'avoir entendu ?
  - Y a-t-il des spectateurs ?
 - Vous regardez du mauvais côté. Ils sont derrière vous.
 - J'ai donc bien entendu. Que font-ils dans la salle de si bonne heure ? Je l'ai crue vide. Que regardent-ils dans mon dos ? Vous devez le savoir, vous êtes arrivé avant moi.
  - Ne posez pas autant de questions à la fois je vous prie ! Tâchons de voir clair dans vos demandes. J'ai entendu dire que les spectateurs conviés par le metteur en scène pour la répétition, ont été autorisé à entrer par crainte de la pluie. A présent ils nous regardent ou plutôt non, ils vous observent. Ils ont vu que vous ne les aviez pas vu, à voir leur expression d'étonnement. Si vous faites demi-tour vous croiserez leur regard.
 - Comment ai-je pu leur tourner le dos sans m'en apercevoir ? Je ne vois à cela qu'une explication, le trac !
Son interlocuteur étouffa un départ de rire et lui répondit :
 - Si vous parvenez à le dominer, faites un effort supplémentaire pour regarder les spectateurs dans les yeux.
Leclerc ignora la réflexion et poursuivit :
 - Si je comprends bien le public nous voit, nous entend et n'a rien perdu de notre dialogue ?
Les spectateurs intrigués par l'arrivée des deux personnages, ne troubaient le silence qu'épisodiquement par des chuchotements.
 Rassurez-vous notre conversation n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd, leur regard en témoigne. Il est fort dommage que vous ne puissiez le voir.
Piqué au vif, Leclerc apostropha son interlocuteur.
  - Je les ai entendu mieux que vous ne les voyez !
En outre sachez Monsieur que voir les spectateurs n'est possible que lorsque nous parvenons à vaincre l'éblouissement des lumières. Raison pour laquelle j'aime mieux écouter.
Après quoi il fit demi-tour et se trouva face à la rampe lumineuse dont il sentit la chaleur.
 - Sans blague vous voulez un goûter ?
  - Je vois que vous entendez mal, j'ai parlé d'écoute.
  - Oh vous savez si la pluie tombe ce ne sera pas pour des gouttes. Revoyons plutôt nos spectateurs. Je vous ai dis que regarder le public lorsque l'on joue est un respect que nous lui devons.
 - Je vois où vous entendez me conduire. Néanmoins je ne vous suivrai pas sur ce terrain. Les spectateurs s'attacheront avant tout au talent du comédien, car voyez-vous, si voir un bel oiseau est un enchantement, l'entendre chanter est un ravissement.
  - Bravo, je n'ai rien compris !!! Vous avez peut-être une vision clairvoyante mais pour l'heure, elle broie du noir. Comment voulez-vous évoluer sur une scène entre des obstacles sans l'aide de la vue.
  - Le problème est épineux je vous l'accorde mais pas imparable. Je vois une difficulté bien plus grande. Comment ferez-vous pour donner la réplique dans un dialogue chuchoté ?
  - - La chose n'est pas insurmontable à un bon comédien, il peut lire sur les lèvres ce que ne peut faire un comédien privé de la vue.
  - Cher Monsieur je ne vois que du négatif dans vos propos.
  - Vous avez entendu du négatif ? Alors là ! Non, je n'en vois pas. Voulez-vous m'éclairer ?
  - Regardons lucidement la chose. Si vous savez lire sur les lèvres, je peux les entendre murmurer.
  - Bravo pour votre vision de la chose, vous m'en bouchez un coin d'oreille.
 - Un compliment en appelle un autre. Vous vous entendez admirablement pour contourner vos difficultés. A présent accompagnez-moi.
  - Où désirez-vous aller ?
  - Parler aux spectateurs voyons !
   - Que souhaitez-vous leur dire ?
   - Vous verrez Cher Monsieur !
   - Appelez-moi Benoît cela mettra moins de distance entre nous.
  Ne sommes-nous pas assez près ? questionna Leclerc avec une infime pointe d'ironie.
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers le fond de la scène .
 - Vous prenez la mauvaise direction . Les spectateurs sont derrière vous .
Leclerc fit demi-tour et revint au bord de la scène . Benoît le retint avant qu'il n'ait basculé et lui dit :
 - Nous sommes suffisamment près du bord.
Leclerc dont le pied droit heurta une ampoule de la rampe lumineuse, s'adressa au public.
 - Vous êtes-là ? Vous me voyez bien ? Sans doute me regardez-vous baigné de lumière, vous qui êtes dans le noir tandis que moi noyé de lumière, je ne vois que du noir. Comme j'aimerais me rapprocher de vous.
Il voulut faire un pas en avant mais fut retenu par  Benoît . 
 - Soyez raisonnable voyons ! Nous ne pouvons aller plus loin !
Contrarié, Leclerc prit à témoin les spectateurs :
 - Vous avez entendu ? Je ne peux m'aventurer plus loin, vous me voyez navré . Vous êtes toujours là n'est-ce-pas ? Et bien, moi qui vous regarde, je ferai comme si je vois que je vous vois et vous qui me voyiez vous ferez semblant de ne pas voir que je ne vous vois pas .
Les spectateurs étaient partagés, les uns relisaient le synopsis de la pièce sans trouver une trace du passage des deux personnes qu'ils pensaient être des comédiens. Les autres échangeaient des regards étonnés. Cependant tous furent unanimes pour saluer par des applaudissements  l'initiative de Casimir Leclerc. Benoît qui ne comprenait pas la raison d'une acclamation demanda à son interlocuteur :
 - Pourquoi applaudissent-ils ?
  - Les spectateurs ont apprécié ma déclamation.
  - Comment ? Vous voulez faire une déclaration ? Mais à propos de quoi ?
Leclerc répliqua aussitôt :
  - Il est fort dommage que vous n'ayez pu entendre !
  - Vous avez parlé si bas que je vous ai vu pris par le trac.
  - Je me suis exprimé normalement. Avez-vous entendu le monsieur ronfler au fond à droite .
 - Comment pouvez-vous entendre ronfler un monsieur que vous ne voyez pas.
  - Regardez plutôt s'il dort les yeux fermés, je l'écouterai pour vous.
Benoît cligna des yeux pour percer le contre-jour .
 - Il me semble que tous les spectateurs ont les yeux ouverts et je ne perçois rien qui ressemble à un ronflement.
 - Je l'entends pourtant. Peut-être dort-il les yeux ouverts ? Ma grand-mère elle, entendait dormir ainsi les yeux grands ouverts .
 - Comment pouviez-vous voir qu'elle dormait si elle gardait les yeux ouverts ?
 - Je l'écoutais ronfler comme le monsieur au fond à droite. Croyez-vous  qu'il nous voit ou qu'il nous entend ?
 - Vous devez le savoir puisque votre grand-mère dormait ainsi.
 - J'étais trop jeune alors, je croyais que les vieilles personnes dormaient les yeux ouverts pour ne pas se perdre.
 - Se perdre de quoi Voyons ? Vous ne l'avez jamais demandé à votre grand-mère ?
 - Non, je vous l'ai dit, je croyais que c'était un fait de l'âge et qu'elle voyait en dormant. Mais oubliez le monsieur que vous n'avez pas entendu ronfler .
 - Peut-être ne l'ai-je pas entendu, vous en revanche vous n'avez pas su le voir !
 - Que je le vois ou que vous l'entendez ne bouleversera pas ses ronflements. Voyons plutôt ceci...
Benoît l'interrompit :
  - Mais enfin, que voulez-vous faire d'une scie ?
  - Je vous parle d'une chose qu me vient à l'esprit. cria Leclerc.
  - A quoi pensez-vous ?
  - Nous avons vu qu'un comédien pouvait s'affranchir de la vue et de l'ouïe  mais qu'en est-il du bégaiement ?

La question soulevée par Leclerc surprit Benoît .
 - Voilà qui dépasse l'entendement . M'est avis que la chose est des plus ardue pour ne pas dire impossible, car, je ne vois pas bien comment un comédien affecté de cette difficulté pourrait être écouté sans susciter la méfiance ou pis l'hilarité des spectateurs.
Leclerc secoua négativement la tête et répondit spontanément :
 - Le jugement me paraît sévère.  Regardons de près l'exemple de Sarah Bernardt qui a ouvert la voie pour surmonter une difficulté ,voire la dépasser. Pourquoi en serait-il autrement pour le bégaiement ?
  - Monsieur Leclerc ,que voilà un illustre exemple ! Mais voyez-vous la difficulté de madame Bernardt se limitait au déplacement sans pour autant l'empêcher de s'exprimer. Tout bien réfléchi, je pense que le bégaiement est à exclure de la scène par respect des spectateurs et de l'auteur.
Leclerc nullement découragé demanda :
  - Vraiment vous n'avez aucun exemple d'une réussite ? Benoît se gratta la tête, prit le temps de la réflexion et dit.
  - Désolé je n'en vois pas. Ainsi que je vous l'ai dit la chose me paraît insurmontable et nous devons la considérer comme rédhibitoires.
  - Ecouterez-vous ce soir la jeune comédienne dont on dit grand bien ?
 - Je m'en voudrai de ne pas la voir sur scène . On chuchote qu'une belle carrière s'offre à elle. Certains même laissent à entendre, que c'est un bel exemple de réussite. Tenez, imaginez un instant que cette jeune personne soit affectée de bégaiement. Pensez-vous qu'elle susciterait autant d'admiration ?
 - Certes non, a la lumière de ce que j'ai entendu je ne vois pas comment elle pourrait percer dans cette voie.
Ce fut l'instant précis que choisit la jeune comédienne pour entrer sur la scène. Benoît qui la vit se tourna vers son interlocuteur, lui prit le bras et chuchota .
 - Regardez la jeune comédienne est là !
La jeune femme se rapprocha des deux personnes et dit . 
 - PPPa...pardon, vvvooooous nnn'aurrriez pas vvvvu llleu mett.. metteur en scène ?

        Le rideau tomba et une partie des lumières éclaira la salle. Un début de rumeur agita le public qui regardait le rideau de velours grenat sans comprendre ce qui se tramait. Puis le rideau s'ouvrit sur les trois comédiens et le metteur en scène qui saluèrent le public. Le silence se fit lorsque le metteur en scène prit la parole.
  - Mesdames et Messieurs, nous avons eu le plaisir de répéter pour vous le premier acte de la nouvelle pièce de Zébulon Tartin.
Puis il salua et céda la place au comédien Casimir Leclerc. Celui-ci avança jusque devant la rampe lumineuse. Il ôta ses lunettes noires, sourit largement aux spectateurs et leur dit.
  - Je tiens à vous remercier au nom de toute la troupe pour votre participation et aussi vous présenter nos excuses pour vous avoir pris en otages en omettant intentionnellement de vous remettre le véritable synopsis de la pièce à laquelle vous venez d'assister.
Les comédiens et leur metteur en scène saluèrent une nouvelle fois sous les applaudissements des spectateurs...


                AOUT 2012, Emile LUGASSY.

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