Onglets

vendredi 15 mars 2013

Une lettre.

  La vie comme elle va.






  Ma Maghrébine.
  La lettre


        Perdu au fond du café et épargné par l'agitation bruyante des nombreux consommateurs, venus brûler quelques précieuses minutes en guise d'apéritif, Tom Guilbaud noyé dans une brumeuse mélancolie, est assis devant une petite table ronde qui peine à contenir  un bloc de papier à lettres, un stylographe ancien et un verre de bière sur son carré de buvard disputant le manque de place à un cendrier de métal argenté. Une inscription brodée en rouge-orangé « Sunset Boulevard », barre en diagonale, la noire couleur du tee-shirt qu'il porte et SON blouson de jean's élimé habille le dossier de la chaise. Tom Guilbaud jette un regard apitoyé sur la cigarette gisant au fond du cendrier, ses trois quarts réduits en cendre. Il se renverse sur le dossier de la chaise et promène un regard distrait sur les tables occupées . Des clients bavardent calmement sur le ton de la confidence devant un verre d'alcool ou de soda. d'autres le verbe haut, des fourmis dans les jambes et un verre d'alcool dans les mains s'agitent dans tous les sens. Ils vont d'une table à l'autre, se félicitent des résultats du tiercé ou dénigrent ceux du dernier match de football. Devant le grand bar l'agitation verbale des consommateurs ne peut rien envier à celle qui animent les tables. Les voix haut perchées, culminent bien au-dessus du vacarme et les graves rampent le long du sol dans un incompréhensible bourdonnement. Le patron et l'unique serveuse ont calé leur motricité sur l'over drive avec le même sourire qu'ils accordent d'ordinaire aux trois clients frileux du matin. Guilbaud siffle la moitié de sa bière tout en marmonnant qu'il n'a choisit ni le jour, ni l'endroit pour une rédaction. Un curieux mélange de parfum d'alcools et de sirops imprégné de l'âcre odeur du tabac flotte dans l'air appesanti de la salle. Une dense fumée plane au-dessus des têtes et forme un halo autour de quelques lampes allumées . Dans un coin de la salle, sur une étagère haut placée, un téléviseur diffuse des images que personnes ne regarde. Sur l'étagère adjacente, alignées par championnat, les coupes remportées par le club de foot amateur local. Tom pose son verre de bière vide aux neuf dixième et relit le début de sa calligraphie.
        "Mon cher Benoît,
         C'est avec beaucoup de retard et de confusion que je réponds à ta charmante lettre . Avant de poursuivre, il me faut te dire combien je suis content de te savoir toujours heureux avec Suzanne . Cependant, je dois t'avouer que je suis un peu jaloux de ton bonheur .
         Dans ton courrier, tu me demandes de te parler de Anne et de notre amour . J'ai longtemps réfléchi sur la manière de te présenter notre liaison . J'espère que la prose choisie te ravira . Saches qu'elle est l'exact reflet de l'incompréhension qui entacha notre relation . Je te laisse découvrir cela, dans les lignes qui suivent..»
        Tom repose la lettre commencée .
  - Puis-je vous emprunter l'équipe ?
Surpris Tom lève les yeux sur un grand africain dont le sourire, découvre un bel alignement de dents blanches.
  Vous voulez le journal ?
  - Il est à vos pieds, je vous le rendrai, je veux juste lire les titres.
  - Tenez ! Gardez-le je n'en ai plus besoin. Répond Tom en lui tendant le journal.
  - Je vous remercie et vous souhaite le bonsoir.
Tom salue poliment et se demande où il a bien pu voir ce sourire. Il ne lui faut pas longtemps pour se souvenir de la photographie de l'équipe de foot amateur, accrochée au mur sous les coupes. L'homme accroupie au centre, un ballon à ses pieds a le même sourire.
         Il vide son verre et commande un second. La jeune femme blonde pose le verre de bière commandé orné d'une belle mousse blanche sur un nouveau carré de buvard. Tom la remercie, la regarde sans la remarquer, trempe ses lèvres dans la nouvelle bière et reprend son stylo . La serveuse repart désappointée par l'attitude indifférente de Guilbaud. Pour la première fois un homme a ignoré la beauté de sa personne. La plume du stylo posée sur le papier, Tom ferme les yeux quelques secondes le temps de s'évader de l'empoisonnant brouhaha pour retrouver le fil de sa pensée et la liberté de sa main droite qui glisse sur le papier.
        «...Je l'ai voulu Shéhérazade, Sémiramis ou une mystérieuse Leïla . Je l'ai voulu échappée d'un conte des mille et une nuit ou d'un sombre palais oriental de Tambouktou, de Bab-El-Oued ou de la mystérieuse Atlantide des romans de ma jeunesse . Je l'ai voulu belle avec le regard de braises sombres, une opulente chevelure noire ornée au front d'un diadème de fines pierreries. Les yeux soulignés de kôl et la fraîcheur des lèvres ourlées, offertes comme un fruit gorgé de miel. Vêtue de voiles de mousseline et de soieries, je l'ai voulu alanguie, experte, abandonnée et soumise entre mes bras trop maigres. Je l'ai voulu prisonnière de mes désirs et de mes fantasmes . Dans une chambre aux murs blancs et mosaïques, des sofas recouverts de velours damassé et de nombreux coussins savamment disposées, auraient invité au plaisir lascif. Un épais tapis persan aux chatoyants coloris, étalé sur le sol, réchauffant la froidure du carrelage. Posée sur une petite table octogonale sculptée, une théière encore fumante, aurait exhalé un suave parfum de menthe verte. Un narguilé abandonné dans un coin, son tuyau négligemment posé sur l'un des coussins, comme un défi à la tentation. Deux petites fenêtres en ogive, auraient atténué l'ardeur solaire, laissant passer le jour par un moucharabier . Je l'ai voulu sortie de mes rêves et de mon imaginaire, image vivante d'un monde ancien. Je l'ai voulu le ventre nu, un diamant scintillant dans le creux du nombril, la jupe longue fendue jusqu'au haut de  la hanche aurait découvert la douce soie de sa cuisse couleur miel et un boléro de velours pourpre, retenu par une épingle d'or, soutenant deux lourds seins. Elle se serait déhanché lascivement sous les accents mélodieux d'un oud et de deux derbokas , dans une danse du ventre où, l'érotisme et l'appel des sens auraient été exacerbés. J'ai voulu tout l'exotisme oriental et rien que cela.

        Mais, elle ne s'appelle pas Shéhérazade, ni Sémiramis ou Leïla. Sa peau cannelle fait rêver toutes les blanches oies de nos froides contrées. Une voix aussi douce et chaude que le soleil de son pays.  Un regard malicieux et attendri, les cheveux noirs et courts à la garçonne. Des vêtements sobres et de bon goût. Voila le portrait en raccourci de Anne ma maghrébine.
 Elle vient d'un village dans les montagnes de Kabylie en Algérie où la vie est restée traditionnelle et séculaire . Moi, d'une grande ville polluée et cosmopolite .
 Elle est née au coeur de ce village, dans une étable, entourée des animaux domestiques . Moi, dans une clinique moderne ripolinée .
 Elle a mangé le pain cuit dans la ferme familiale et  dont le blé est moulue à la main . Moi les baguettes du boulanger .
 Elle a connu la nourriture mijotait sur un feu de bois . Ma nourriture est brûlée sur une gazinière alimentée par butagaz .
 Elle a éclairé les ombres de la nuit par la lueur d'une bougie ou d'une lampe à pétrole . Mes lampes sont éclairées par la fée électricité .
 Elle a savouré les fruits et les légumes du potager, patiemment cultivés  . Les miens viennent du super marché .
 Elle se souvient encore du goût ancien des viandes naturels . Je ne connais que celui des viandes aseptisées des super marchés .
 Elle a respiré l'air sain des hautes montagnes . Moi celui des villes, imprégné par les pots d'échappement .
 Elle a connu les veillées des longs soirs d'été et vibrée au récit des contes d'autrefois . Moi, la violence du cinéma et de la télé .
 Elle a voyagé, juché sur un dos d'âne ou de cheval . Je me déplace en automobile ou par voie de chemin de fer .
 Elle a bu l'eau du puits et s'est baigné dans la rivière . Moi, dans celle de la Lyonaise des Eaux .
 Elle raconte Molière, Mozart ou Spilberg . Je parle du tiercé, de la coupe mondiale de football et du tour de France cycliste .
 Ses doigts dansent sur le clavier de l'ordinateur et l'informatique n'a plus de secret pour elle . les miens peinent et trébuchent sur chaque touche .
 Elle porte un pantalon, blouson de cuir bien coupés et mocassins fins . Moi, un survêtement aux couleurs du club de football local et des baskets .
 Elle est maquillée et parfumé . Je suis parfois mal ou non rasé .
 Chez nous, elle porte un bel ensemble d'intérieur et mules brodées . Je traîne en bermuda élimé et des charentaises .
 Elle retire la peau d'une tranche de saucisson aidée d'un couteau et d'une fourchette . Moi, avec les doigts et un vieil opinel .
 Je sème les petits pois et les grains de riz. Elle ne perd pas une miette.
 Elle a fait un bond en avant d'un siècle . Moi, deux siècles en arrière .
 Elle sait allier tradition et modernité . Je reste l'otage des vieux clichés .
 Elle m'appelle par mon prénom de baptême, Paul, Emile ou Victor . J'ai conservé le même épithète et l'appelle encore ma maghrébine .
 A mon bras, Anne est heureuse et amoureuse . Egaré dans mes songes erratiques, je ne remarque rien .
 Elle a tout apprit, tout comprit . J'ai pensé tout savoir, je n'ai rien compris .
 Lassée de ma suffisance, , elle part un jour . Je franchis enfin le gué et découvre Anne trop tard . Elle s'en est allée....
         Peut-être mon cher Benoît trouveras-tu une morale à mon histoire. J'ai tenté de t'épargner la traditionnelle litanie des amants désunis. Pour ma part je traîne ma mélancolie et découvre bien tardivement combien j'aime Anne et n'ai jamais su le lui exprimer.
        Je t'embrasse, à bientôt de te lire .
        Ton ami Tom. Cannes, le 13 février 2005 . »

        Tom Guilbaud rassemble les divers feuillets de la lettre, les plie soigneusement et range le tout dans un porte-document. Il vide son troisième verre de bière, allume une cigarette tout en accordant un distrait regard aux aiguilles du bracelet-montre, arrêtées sur vingt heures passées. Il aspire une longue bouffée de la cigarette et glisse un billet de banque sous le verre vide. Tom est resté assis devant la table plus de deux heures. Les consommateurs bruyants partis, le café a retrouvé un peu de calme. Dans la salle déserté, Tom découvre le sourire de la serveuse et la remarque enfin. Il esquisse un pâle sourire, hésite à fumer et écrase dans le cendrier la cigarette à peine consumée. Il enfile son blouson, saisit le porte-document et se dirige vers la sortie. Tom risque un nouveau regard vers la jeune femme qui a accentué son sourire, prend conscience de sa beauté et se délaisse d'un « bonsoir ! » à peine perceptible. Sa vue se trouble, il ne voit plus que le ciel bleu des yeux et le sourire de la jeune femme. Un frisson parcourt son bas ventre, il détourne le regard et retrouve le rassurant visage d'Anne. Il relève le col du blouson et sort dans la nuit froide ....

Avril 2009, Emile LUGASSY.

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