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vendredi 15 mars 2013

Une revendication.

  UN monde méconnu...









  La revendication


        Des journalistes, de retour d'un reportage dans deux usines fourmilière, ont été émerveillé par le professionnalisme des ouvrières et leur respect des lois du travail poussé jusqu'à l'abnégation. Comment dès lors, imaginer que pareille machinerie, ancestrale, puisse un jour s'enrayer.
        Dans le vaste royaume de sa Très Gracieuse Majesté Fourmiette IV, l'usine 323 fait partie du cercle restreint des entreprises privilégiées de la couronne. Elle est donnée comme exemple pour le savoir-faire des ouvrières pour la fabrication de produits de haute qualité. Les directeurs nommés à sa tête par la reine, le sont plus généralement pour leur servilité à la couronne que pour leur aptitude professionnelle à diriger l'établissement. L'usine 323 est ultra moderne avec des machines-outils sophistiquées et une qualité de travail mis en oeuvre par le plus grand spécialiste du management du royaume dont la conséquence est l'un des taux d'absentéisme les plus bas. Aux environs de dix heures, selon un rituel établi par la couronne, le directeur de l'usine 323 fait à la reine un rapport circonstancié de l'activité hebdomadaire. L'entretien se fait exclusivement par liaison télévisuelle, une exigence de la reine qui entend voir ses interlocuteurs. La lecture de la première page n'est pas terminée que trois coups discrets sont frappés à la porte du bureau dictatorial. Un monumental meuble servant de bureau, d'une méticuleuse propreté, occupe un bon tiers de la pièce. Une maquette de l'usine est posée sur l'angle droit et la partie gauche est prise par des échantillons de produits manufacturés. Un clavier d'ordinateur, un poste téléphonique et divers appareils se partagent le reste du bureau dont le design rompt avec l'habituel bureau aux rondeurs d'en autre temps. Deux fauteuils de velours damassé et une bibliothèque complètent l'aménagement. Sur le mur face au bureau dans le prolongement de la porte d'entrée est fixé l'écran géant des communications télévisuelles. Les traits impassibles du directeur, dérangé dans sa lecture par les trois coups frappés à la porte, se figent dans une moue contrariée qui n'échappe pas au regard scrutateur de la reine. Il repose les feuillets du rapport, présente obséquieusement ses excuses et lance d'une voix sèche :
  -Entrez !
La porte s'ouvre sur le chef de l'atelier 23 qui hésite plusieurs secondes, la patte antérieure sur la poignée de porte avant de franchir le seuil.
  - Entrez donc et fermez la porte ! Que voulez-vous ? Interroge peu amène le zélé fonctionnaire.
  - Veuillez me pardonner mon intrusion Monsieur le directeur, je sais que le moment est mal choisi mais ma démarche est importante et ne peut souffrir d'attendre.
  - Venez en fait mon ami mon temps est précieux.
Le chef d'atelier apercevant sur l'écran l'image de la reine, retire sa charlotte et se plie dans une révérence à lécher le sol, ignorant son chef hiérarchique qui pianote rageusement sur le bureau pour marquer son impatience. L'ouvrier se relève, se rapproche du bureau tout en évitant d'interférer dans le champ de vision de sa reine.
  - Les ouvrières de l'atelier 23 ont cessé l'activité, menacent d'arrêter les machines voir de geler la production.
La mine du directeur est si catastrophée que la désintégration de son bureau ne l'attristerait pas plus. Il déglutit, maîtrise le tremblement nerveux de la patte antérieure gauche, prend soin d'éviter le regard de la reine pour demander d'une voix blanche :
  - Que me chantez-vous comme ânerie ?
  - Hélas Monsieur le Directeur, j'aurai souhaité que c'en soit une! Malheureusement je suis le porteur d'une bien mauvaise nouvelle. Les ouvrières parlent de grève et d'occupation des lieux.
La reine à qui rien n'a échappé intervient :
  - Que produit l'unité ?
 - Des récipients de conditionnement de gelée royale pour une conservation de longue durée majesté. Lui répond le directeur, la surprise passée.
  - Hum hum, disposez-vous d'un stocks important de vos boîtiers manufacturés ?
  - L'usine fonctionne sur le mode des flux tendus. Nous ne disposons que d'un faible stock et de quelques heures d'activité pour les ateliers dépendant de la production du 23.
  - D'autres usines peuvent-elles prendre le relais pour fournir vos précieux boîtiers ?
  - Elles sont implantées au nord du royaume Majesté. Nous pouvons faire appel à elles, malheureusement nous ne disposons pas de véhicules de transport ni de temps pour éviter l'arrêt des machines.
La reine observe attentivement ses deux sujets avant de poursuivre ses questions. Le directeur mal à l'aise, a le regard fuyant et le chef d'atelier, debout près du bureau, a l'attitude du serviteur maître de lui.
  - Avez-vous l'un ou l'autre reçu un préavis de grève ? Le directeur trouvant dans la question une échappatoire à son incurie répond aussitôt :
  - Aucun Majesté, ce qui est incompréhensible. Je ne peux l'expliquer que par une décision hâtive de dernière minute au mépris de la législation du travail.
  - Quelle action projetez-vous ?
  - Exiger la reprise de l'activité et l'élimination des meneuses voire procéder à l'évacuation de l'atelier manu-militari dans le cas d'une obstruction.
  - Vous n'êtes qu'un idiot ! Lui lance la reine avant de s'adresser au chef d'atelier.
  - L'atelier 23 relève de votre responsabilité, que savez-vous du mouvement de grève et qui se trouve à sa tête ?
  - La grève est menée par Arlette et Henri. Aucune rumeur n'a circulé, le secret a été bien gardé.
  - Est-ce vous qui avez pris la décision de les réunir dans le même atelier sous votre responsabilité ?
  - Non Majesté, je ne suis pas habilité à déplacer le personnel.
  - Quel est le sombre idiot dont les idées lumineuses ont pris l'initiative ? Fulmine la reine.
  - J'ai  pensé qu'en les réunissant dans le même atelier leurs forces contradictoires saboteraient toute possibilité d'accord. Répond le directeur dont le regard baissé ne dépasse pas l'environnement du clavier d'ordinateur.
  - Vous êtes un incompétent doublé d'un imbécile  ! Autant craquer une allumette dans un baril de poudre. Vous voulez toujours faire évacuer l'atelier par l'armée ? Comment ai-je pu être aussi légère pour vous confier la direction de l'usine. Faites-moi penser à l'occasion de vous nommer pour un poste où vous serez moins dangereux.
La reine délaisse son directeur devenu quantité négligeable pour ne plus s'adresser qu'au chef de l'atelier.
  - Pouvez-vous établir une liaison télévisuelle avec l'atelier 23 ?
  - J'ai besoin d'un peu de temps pour installer une ligne et obtenir l'accord des grévistes Majesté.
  - Prenez contact avec le service des télécommunications du palais lorsque vous aurez obtenu satisfaction.
Le dernier mot prononcé, la liaison est coupée sans plus de commentaire. Le directeur relève le nez du clavier d'ordinateur, reprend des couleurs et son arrogance pour s'adresser trop tard au chef de l'atelier 23 parti à l'extinction de l'écran.

        Entretemps la reine n'est pas resté inactive. Elle a sommé son secrétaire particulier de réunir un cabinet d'urgence et demandé au grand chambellan de veiller personnellement à la préparation de la grande salle du conseil. Lorsque la reine entre en dernier dans la salle, les ministres et les conseillers tirés de leur activité ronronnante, affichent des mines ahuries. Avant même de prendre le temps de trôner, Sa Majesté Fourmiette IV  rapporte sans préambule la gravité de la crise. Son exposé terminé, elle s'installe sur le trône à l'extrémité nord de la longue table, dominant les ministres d'une bonne tête, l'écran du téléviseur géant face à elle. Le ministre du travail se lève, présente ses hommages avec une profonde courtoisie et annonce à l'intention des membres du gouvernement :
  - Cela m'a tout l'air d'une grève sauvage ! A ce titre nous pouvons prendre des sanctions pour infraction au code du travail.
Le conseiller de la reine l'interrompt sans ménagement.
  - Il est hors de question de faire usage de la force ou d'une quelconque brutalité à l'égard des grévistes. Nous devons agir avec prudence les meneurs ne sont pas des enfants de choeur. Henri et Arlette n'ignorent rien de la législation, ils ont sciemment négligé de déposer un préavis, ne tombons pas dans le piège.
La reine se contente d'opiner par un "hum, hum !"
   - Je peux dépêcher deux agents qui opéreront discrètement . Intervient Espionos le chef du renseignement, une solide fourmi à la tête de fouine entièrement dévoué à la reine et bête noire des ministres. .
 Fourmiette IV le toise du regard l'interpellant sèchement.
  - La dernière fois que vos agents ont opérer discrètement dans une délicate affaire de bateau à l'extérieur du royaume nous avons été la risée du monde. Je veux que vous confiez l'enquête au détective Victor Lorna.
  - Majesté nous ne pouvons remettre à un privé une affaire relevant de l'autorité de l'état. Plaide lamentablement le ministre de l'intérieur.
  - Avez-vous une meilleure idée pour nous mettre à l'abri des gaffes d'Espionos ?
Comme un seul homme, les ministres opinent trop heureux de ne pas être les cibles des foudres de leur reine. Elle s'entretient un bref instant avec son conseiller puis s'adresse au ministre des transports.
  - De quels moyens pouvons-nous disposer sans délais pour acheminer des marchandises en urgence ?
  - Aucun Majesté, pas un des véhicules affrétés ne peut être détourné dans l'immédiat. nous devons recourir au moyens de transport de l'armée si le ministère des forces terrestres peut rapidement donner son accord.
  - Des véhicules de transport léger peuvent effectivement être disponibles dans un court délai. Lui répond le ministre de la défense  sanglé dans un uniforme dont le ceinturon peine à contenir la proéminence de rondeurs abdominales.
  - Majesté, Evitons de faire le jeu d'henri et Arlette, une ingérence de l'armée envenimerait la situation. Intervient le conseiller resté debout à la droite de la reine.
Celle-ci se contente d'opiner par un "hum, hum !" Le secrétaire d'Etat chargé de l'information auprès des médias demande à prendre la parole. Il est assis à l'extrémité de la longue table opposée au trône et légèrement à l'écart des ministres. Présent à tous les Conseils, il ne rend de compte à son ministre que lorsque la reine a avalisé   ses rapports.  - Allons-nous informer les médias ?
  - Inutile Les meneurs s'en sont chargé. Nous conserverons une neutralité jusqu'au dénouement. Lui répond le conseiller approuvé par les "hum, hum !" de la reine.
Le ministre de la culture resté silencieux jusqu'alors, prend la parole .
  - Ont-ils annoncé leurs revendications ?
  - Nous le sauront bientôt. Vous auriez une idée sur le sujet ? est la réponse de la reine.
  - Selon une étude récente, les fourmis n'ont jamais affronté une crise du travail. Cependant l'estimation est à prendre à la légère car elle ne repose pas sur une recherche historique. Nous pouvons néanmoins l'utiliser comme base de travail pour nos propres investigations .
  - Vous avez analysé cette étude, que déduisez-vous de la crise qui nous occupe ?
  - Je crains Majesté que la co-existence des fourmis avec le monde des humains n'explique la révolte des ouvrières.
Le conseiller réagit promptement pour le ramener à plus de modération dans ses propos.
  - Nous n'en sommes pas là voyons ! Nous ne sommes confrontés qu'à une simple grève, une crise passagère.
D'un geste la reine fait taire son conseiller avant d'inviter le ministre de la culture à poursuivre.
  - Je suggère Majesté la constitution d'une commission d'enquête.
  - C'est parfait ! L'idée étant de vous je vous charge de former la commission. Vous me rendrez compte du résultat de vos recherches.
 - Majesté, devons-nous garder le détective Lorna ? Demande le ministre de l'intérieur inquiet à l'idée de confier à un privé un dossier sensible. .
  - Ne m'agacez pas avec ça. S'il vous encombre, joignez-le à la commission où plutôt non, Chargez-le d'enquêter sur les détestables habitudes humaines à contaminer nos ouvrières.
Un planton entré par une porte latérale, informe la reine que la communication télévisuelle avec l'atelier 23 est opérationnelle. Sa Majesté Fournmiette IV réclame le silence tandis qu'apparaît sur l'écran géant illuminé, une vue d'ensemble de l'atelier 23, propre et le sol balayé comme pour une inspection. Sur une rangée de chaises adossées à des rayonnages, les ouvrières en blouse et charlotte sont sagement assises. La caméra poursuit son balayage pour s'arrêter sur les meneurs juchés sur une estrade improvisée.
  - Bonjour ! Leur dit la reine.
Arlette et Henri inclinent la tête et saluent leur reine à l'unisson.
  - Monsieur Henri vous entravez illégalement l'activité d'un atelier royal. Pensez-vous que votre action soit une sage décision ?
  - Majesté, l'option choisie est certes brutale mais elle a le mérite de l'efficacité. Lui répond Henri.
  - Vous êtes seuls, je peux faire isoler l'atelier pour reprendre l'activité dans une autre unité.
  - Détrompez-vous Majesté, les médias ont été alerté et des estafettes portent la nouvelle de notre action d'usine en usine avec un même mot d'ordre de grève générale si une négociation nous est refusée.
  - Voyons Monsieur Henri, vous avez fait fi de la législation du travail ce qui me donne toute latitude pour faire évacuer l'atelier manu-militari.
  - Majesté, le dépôt d'un préavis de grève ne donnerait pas le résultat espéré.
Le silence qui suit dans la salle du Conseil est si épais que le bourdonnement d'une mouche ne passerait pas inaperçu.
  - Monsieur Henri, je doute de l'adhésion unanime du personnel à votre action.
Sans que les meneurs ordonne quoi que ce soit une clameur des ouvrières accueille les paroles de la reine.
  - Tous ensemble et tous ensemble ! Ouais !
  - Vous avez la réponse Majesté. Lui rétorque Arlette avec un sourire de satisfaction.
  - Monsieur Henri que voulez-vous au juste ?
  - L'ouverture immédiate d'une négociation.
  - Veuillez libérer les lieux avant toute discussion.
  - Je ne le peux Majesté sans une contrepartie.
  - Que sont donc vos revendications qui me valent la séquestration d'une activité.
  - Nous n'en avons qu'une Majesté.
  - Qu'attendez-vous pour l'annoncer ?
  - Nous exigeons pour les ouvrières du royaume un travail hebdomadaire de 35 heures sans perte de salaire.
L'annonce fait l'effet d'un obus tiré sans sommation. Le ministre du budget a une syncope, ses collègues échangent à voix basse leur opinion, Espionos glisse une liasse de documents au ministre de la Défense tandis que le secrétaire d'Etat à l'information s'est éclipsé pour contacter un média proche de la couronne. La reine discutaille sur le ton badin avec son conseiller imitée par les meneurs qui tiennent un conciliabule dont les micros ne captent que des borborygmes. Les deux camps ne sont pas pressés de poursuivre la discussion. Le secrétaire d'Etat reprend sa place aussi discrètement que son départ, la reine conclut par un "hum, hum !" sa conversation avec le conseiller, patiente qu'Henri et Arlette mettent fin à leur bavardage pour reprendre l'entretien.
  - Monsieur Henri votre demande relève de la pure fantaisie. La baisse du temps de travail sans réduction de salaire mènerait le royaume à la banqueroute.
  - Selon nos propres estimations Majesté le trésor de la couronne peut supporter le surcoût momentané. La réduction des chômeurs rééquilibrera les finances.
  - L'application de votre exigence entraînera de facto un prix élevé de nos produits manufacturés qui perdraient toute compétitivité sur le marché mondial. Les dirigeants de nos entreprises seraient tenté de délocaliser leurs usines en Térafolie où le coût du travail est très bas.
  - Majesté, nous n'écartons pas une telle éventualité. Nous pensons limiter la dérive par la fiabilité de nos produits sur la concurrence internationale. Nous ne parviendront à ce label que par le bénéfice suscité par la baisse du temps de travail.
Le ministre du budget revenu de sa syncope, une calculette devant lui palabre avec le ministre du travail. Celui de l'intérieur et son collègue de la défense échafaudent un plan pour faire évacuer les lieux
 par une unité de l'armée.
  - Monsieur Henri je vous demande de suspendre votre grève le temps que mon gouvernement mette en place les bases d'une négociation. Les deux syndicalistes se consultent un bref instant puis Arlette prend la parole.
  - Nous voudrions des garanties avant de mettre fin au mouvement Majesté.
  - Je dépêche sur les lieux mon plus proche collaborateur.
La communication coupée, la reine confie à son conseiller le soin de dénouer la crise sans plus attendre. Le grand chambellan entre à l'instant précis où le conseillé quitte la salle. Il salut sa Très Gracieuse Majesté en une révérence à lécher le sol et annonce que Jensé le journaliste de la deuxième chaîne royale est arrivé.
  - Conduisez-le dans mon boudoir et veillez à ce qu'il ne manque de rien. Lui répond la reine qui s'adresse ensuite à ses ministres. - Vous étudierez le dossier en priorité et faites en sorte que vos ministères collaborent...

    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.

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