Onglets

vendredi 15 mars 2013

Une voix dans la ville.

  La vie comme elle va.




 Une voix dans la  ville.

        Novembre n'en finissait plus de s'étioler, le vent du Nord s'était levé, soufflait par rafales et semait la panique dans le tapis de feuilles mortes, jonchant les trottoirs, la nuit tombée avait libéré ses ombres noires, ses peurs et ses mystères. La douceur des foyers et les écrans de télévision, avaient raflé les habitants, les cafés restés ouverts, avaient vu fondre leur clientèle et les restaurants chouchoutaient les rares dîneurs attardés. Les passants encore dehors, pressait un pas freiné par le vent et les feuilles mortes emportées par les rafales. Martine Keller parvint à garer son auto le long du trottoir, entre deux véhicules, éteignit les feux et mit fin au ronronnement du moteur. La rue désertée, n'était habitée que par le vent et la danse aérienne des feuilles jaunies. L'éclairage urbain était chiche et des lumières filtraient par les volets clos des fenêtres. Dans le jardin d'une petite maison, coincée entre deux immeubles, le vent avait trouvé dans les ramures nues d'un abricotier, l'instrument pour sa complainte et le portillon de fer gémissait dans ses gonds fatigués. Martine Keller contempla un bref instant les tourbillons du feuillage, balloté par les rafales capricieuses du vent tandis qu'une feuille de marronnier, n'eut que le temps d'effleurer le capot de la voiture pour reprendre aussitôt un vol ascensionnel. La radio était allumée et la voix usée d'un crooner déversait ses niaiseries dans l'habitacle. Elle abandonna les feuilles mortes à leur sort, mit fin au supplice du chanteur, prit son sac et s'extirpa de la voiture. Elle boutonna son manteau, remonta le col fourré et se dirigea vers l'entrée du n°3, les feuilles mortes craquaient sous le poids de ses talons et une rafale de vent rejeta ses cheveux en arrière. L'immeuble sans prétention n'avait que trois étages et sa construction frisait le cinquantième anniversaire. L'ascenseur flirtait avec les pannes et la minuterie avait la fâcheuse tendance à perdre la mémoire quand il ne le fallait pas. De l'ascenseur Martine se fichait, l'escalier ne l'effrayait pas et seule l'absence de lumière était sa hantise. Elle gravit les deux étages menant à l'appartement de "S.O.S Amitié" et poussa la porte d'entrée non fermée à clé.
        Elle accrocha son manteau, posa le sac sur le bureau avec un minimum de bruit et attendit que Loïc Lepoutre ait reposé le combiné du téléphone.
        Bénévole dans l'association depuis une paire d'années, Martine comme Loïc Lepoutre consacraient quelques heures d'oisiveté pour écouter au téléphone, une personne souhaitant appeler pour partager une solitude, une angoisse, un stress ou simplement bavarder. Loïc raccrocha son écoute terminée, prit un crayon et s'absorba dans un dessin.
  - Bonsoir Loïc !
  - C'est bien que tu sois à l'heure. Lui répondit ce dernier sans daigner lever la tête de sa feuille de papier.
  - Te fendre d'un "Bonsoir !" ne te ruinera pas. Répliqua sèchement Martine.
Sans relever le nez du graphisme, Lepoutre se contenta d'une réponse laconique.
  - Si j'veux !
  - Monsieur a ses humeurs du soir ?
Comme Loïc ne répondait pas, elle poursuivit :
  - Du nouveau sur la ligne ?
  - L'habituelle friture. Tout est consigné là.
Il désigna de la pointe de son crayon une liasse de feuillets. Keller se pencha, déchiffra quelques lignes griffonnées sous des dessins, eut une moue dubitative et dit :
  - Tes dessins n'ont pas leur place ici. Proposes tes talents à une galerie.
  - Si j'veux !
  - Rentres chez toi Loïc Lepoutre, ta femme s'impatiente !
Elle le planta là et se rendit à la cuisine où elle mit à bouillir l'eau de la cafetière. Quand elle revint dans le bureau avec une thermos, une tasse et du sucre, Lepoutre était parti sans emporter ses oeuvres. Elle repoussa les dessins de Lepoutre, rangea les crayons et se servit un café, posa sur le bureau la photographie de sa petite fille dans les bras de son fils, un téléphone mobile et un paquet de cigarettes. Elle prit un nouveau bloc de papier dans l'un des tiroirs du bureau lorsque le téléphone sonna. Elle jeta un rapide coup d'oeil à la pendule dont les aiguilles indiquaient vingt-deux heures trente, sourit et décrocha. Avant même de parler, elle sut qui était à l'autre bout du fil. "Comment peut-il connaître mes heures de garde !" pensa-t-elle.
  - S O S Amitié, bonsoir .
 - J'ai ouvert la fenêtre et offre mon corps nu à la caresse du vent.
Martine parvint à grand peine à maîtriser le fou-rire et laissa filer une poignée de secondes avant de répondre à son habituel et mystérieux exhibitionniste.
 - Vous allez prendre froid.
  - Non Madame, je suis en chaleur. Lui répondit l'homme qui raccrocha aussitôt après.
Les inflexions de sa voix n'étaient pas agressives, ses paroles n'étaient jamais injurieuses et ses appels excédaient rarement trois répliques. Martine reposa le combiné et sirota son café tout en repensant à l'indécrottable naturiste. Elle se souvint du jour où arrêtée par le feu rouge d'un carrefour, elle vit dans l'embrasure d'une fenêtre un quinquagénaire nu qui regardait déambuler la foule et se demanda s'il n'était pas l'exhibitionniste du téléphone. Tirée de ses pensées par la sonnerie du portable, elle approcha le petit appareil de son oreille est répondit :
  - Oui Maximilien qu'y a-t-il ?
  - Bonsoir maman ! As-tu noté le rendez-vous de mercredi ?
  - Max sais-tu l'heure qu'il est ?
  - Maman tu ne réponds pas à ma question.
  - Rassures-toi je n'ai pas oublié, nous avons encore deux jours. Bonne nuit Maxime.
  - Bonne nuit maman.
        Martine éteignit les plafonniers ne conserva que la lampe du bureau, s'installa confortablement dans le demi-fauteuil et débuta sa veille. Les appels se succédèrent à un rythme irrégulier, des appels courts sans grand intérêt d'autres interminables où elle percevait un grand besoin de converser. Elle prit le temps d'une écoute attentive pour chaque appel reçu, ne manifesta ni lassitude ni agacement. Le temps fila, les appels se firent rares et la somnolence la gagna.
        Réveillée en sursaut par la sonnerie du téléphone, Martine étouffa une envie de bailler, regarda les aiguilles de la pendule arrêtées sur  minuit passé de quelques minutes, décrocha et dit tout en remplissant la tasse de café.
 - S.O.S Amitié, bonsoir !
De l'autre bout du fil ne lui parvenait que le souffle irrégulier d'une respiration.
  - Saurez-vous écouter ? Juste écouter ?
La voix avait une douceur féminine avec les inflexions de celle d'un homme.
  - Parlez je vous prie.
  - Vous allez recueillir mes dernières paroles, je n'en ai plus pour longtemps.
Suivit un silence interrompu par l'irrégularité de la respiration amplifiée par l'appareil. Martine prit un crayon, nota l'heure et le mot suicide accompagné d'un point d'interrogation.
  - Vous devez vous en aller ?
  - En quelque sorte, mon ami parti, la vie m'est devenue indifférente.
  - Votre petite amie s'en est allée, m'avez-vous dit ?
 
La réponse tarda à venir. La respiration de l'homme entendue par Martine avait le halètement d'un coureur de fond. Il y eut un temps d'apnée puis la voix revint avec une respiration moins saccadée.
  - Il s'en est allé oui ! Un accident de la route.
  - Vous êtes homosexuel ?
L'exclamation de Keller avait jailli à la vitesse d'une balle de fusil. Elle ne réalisa sa bévue que lorsque son interlocuteur mit fin à la communication, se traita de conne, de gaffeuse invétérée qui déverse sur un étranger l'acidité de son antipathie pour Lepoutre. Elle reposa le combiné, alluma une cigarette et ouvrit la fenêtre. Le vent s'engouffra éparpilla les dessins de Loïc et éteignit la cigarette. Elle considéra avec dédain le cylindre blanc éteint et le jeta. Portée par le vent, la cigarette décrivit un lacis compliqué d'arabesques, flirta entre deux feuilles de marronniers sur le toit d'une auto et termina sa course dans le caniveau au milieu des feuilles mortes. Martine referma la fenêtre, tâtonna dans le noir pour trouver le robinet de la cuisine et but à même le bec. Il était loin l'enseignement du psychologue Karl Rogers, combien lui parurent flous les consignes et les recommandations, comment pouvait-elle rester impassible, l'écouteur sur l'oreille, quand un homme se mourrait. Elle ne savait que penser, ne parvenait plus à trier les idées qui se bousculaient dans sa tête, l'inconnu avait pris le visage de Lepoutre talonné par l'exhibitionniste. La sonnerie du téléphone la tira de ses sombres réflexions. Son coeur accéléra ses battements, un frisson courut le long de son échine, elle devinait qui appelait, décrocha et attendit que l'homme se manifestât. Les inflexions de la voix fatiguée avaient la même douceur.
  - Vous êtes comme les autres, vous avez besoin d'étiquettes pour exister.
  - Je suis désolée. Se contenta-t-elle de répondre.
  - L'excuse fait un mauvais sparadrap. Je suis bien un homo, une pédale, une tantouze quoi ! Cela satisfait votre curiosité et rassure votre morale de bourge ?
  - Veuillez m'excuser.
  - Cessez de vous confondre en excuses vous perdez du crédit, j'ai mieux à vous offrir.
Martine resta silencieuse, déchirée entre l'obligation de neutralité et le désir de savoir. Elle occulta les règles et franchit la barrière.
  - Comment vous appelez-vous ?
  - Est-ce important ?
  - Je ne sais plus ce qui est important !
  - Norbert, je m'appelle Norbert. que voulez-vous savoir d'autre ?
  - Avez-vous pris des médicaments ?
  - Des barbituriques je crois ou des trucs dans le genre.
  - D'où appelez-vous ?
  - Une cabine téléphonique.
  - Une cabine dans la ville ?
 - Ne cherchez pas à savoir, contentez-vous d'écouter.
Malgré la douceur de la voix, l'injonction résonna dans la tête de Martine Keller comme un couperet. Norbert lui demandait, ni plus ni moins, que d'être le témoin muet de la mort d'un homme. Elle se révolta intérieurement, se promit de tenter quelque chose sans trop savoir quoi, laissa filer les secondes puis répondit :
  - Parlez je vous prie.
  - "Nous étions au milieu du printemps, la nature était en fleurs, le ciel avait chassé les nuages et courtisait le soleil, la température avait grimpé et nos manteaux étaient tombés, des enfants jouaient dans le jardin, les mères chérissaient leur bébé et des papillons blancs voletaient de fleur en fleur. Le banc avait perdu l'éclat de sa jeunesse mais pas le jeune homme qui prit place. Il lisait un roman et semblait captivé par la lecture, un attaché-case était posé à ses pieds, une veste par dessus, les manches de la chemise étaient retroussées et la cravate dénouée. Je m'assis près de lui, posais ma veste entre nous et dépliais le journal. Il posa le livre, me sourit et ce fut l'enchantement, l'épanouissement d'une rose bardée d'épines. Il ne nous suffisait pas de nous aimer, nous devions lutter, braver les interdits et contourner les obstacles. Nous avions gagné toutes les guerres, perdu toutes les paix, nos familles avaient tourné le dos, nos amis étaient partis. Nous nous en fichions alors, nous avions notre jeunesse pour étendard et notre amour pour bouclier, la vie nous souriait et le temps était notre, fous que nous étions de l'avoir cru."
Norbert marqua une pause, sa respiration devenait difficile, Martine entendit une profonde inspiration et le bruit d'une auto qui passait, puis Norbert reprit.
  - Je ne tiens plus debout"".
  - Avez-vous besoin d'aide ? Je puis venir auprès de vous.
  - N'en faîtes rien !
Martine insista.
  - Permettez-moi de venir auprès de vous, je...
Elle ne put en dire plus, Norbert avait interrompu la communication. Elle posa le combiné, rassembla les dessins de Loïc éparpillés par le vent, but un fond de café froid et attendit. La sonnerie ne tarda pas, elle décrocha et la voix de Norbert résonna dans l'écouteur.
  - Ne cherchez pas à me joindre, ne tentez pas de me localiser. La mort a volé la vie de mon ami, je ne veux pas que la vie vole ma mort.
Le silence qui suivit était interrompu  par le tic-tac de la pendule.
  - Qu'est-il arrivé à votre ami ?
  - Il a quitté une réunion de travail, fatigué et excédé. Il m'a appelé avant de prendre le volant : "Ce sont des cons ! Je serai à la maison  dans une demie heure". Ce sont ses dernières paroles, je ne l'ai plus revu vivant. Il a dû rouler vite sur la route peu éclairée par une lune à son premier quart, a sans doute manqué un virage et s'est encastré dans la cabine d'un semi-remorque roulant sur la voie de gauche.
Norbert poussa un long soupir que Martine prit pour un sanglot, puis il poursuivit.
  - La disparition de mon ami m'a ôté tout goût pour la vie qui m'a apparu soudain insipide, les jours ont glissé longs et monotones, les nuits ont été froides et le silence pesant. J'ai vécu dans le souvenir de notre bonheur passé, j'ai entretenu l'image chérie de sa présence mais le silence a grandi au fil du temps et le vide s'est creusé.
Le récit fut interrompu à trois reprises par la difficulté de Norbert pour respirer. Martine l'écoutait impuissante, révoltée de ne pouvoir sauver le jeune homme. Dans l'écouteur la respiration de Norbert était bruyante et son rythme s'était accéléré, dans le silence du bureau, le tic-tac de la trotteuse devenait obsédant. A chaque  inspiration de Norbert, Martine serrait les dents plus fort pour ne pas hurler. Norbert reprit son récit, la voix avait faibli et chaque mot prononcé était une victoire sur sa faiblesse.
  - Plus rien ne m'attache à la vie, mes affaires sont en ordre et je veux rejoindre mon ami.
Martine n'entendit pas le mot "ami" qui se perdit dans le souffle électronique du combiné. La respiration de Norbert avait disparu et le tic-tac de la pendule se répandit dans le bureau.
  - Allo ! Norbert répondez je vous prie.
Sa voix prit un son étrange dans le combiné et lui revint en écho.
  - Norbert êtes-vous là ? Pouvez-vous parler ?
Elle patienta, colla l'oreille à l'écouteur, espéra la respiration du jeune homme, n'eut que la pendule et son horripilant Tic... Tac... Tic... Tac... Le téléphone était encore ouvert et la présence de Norbert dans la cabine ne faisait aucun doute pour elle. Tic... Tac... Tic... Tac... Martine lut "deux heures !" sur la pendule, Tic... Tac... Tic... Tac...
  - Norbert réveillez-vous je vous prie.
Seul l'obsédant sautillement de la trotteuse répondait à sa supplique, tic-tac, tic-tac, seconde après seconde elle poursuivait sa ronde infernale. Martine posa le combiné sur un appareil qui traînait sur le bureau et enclencha une sirène stridente. "Tuuut !!! Tuuut !!! Tuuut !!!". Elle n'eut pas plus de succès, renonça et raccrocha le combiné. Elle alluma une cigarette, ouvrit la fenêtre en prenant soin de protéger l'extrémité incandescente. Le vent était tombé et les feuilles mortes épuisées par leur ballet aérien, gisaient inertes sur le sol et la carrosserie des automobiles, l'air était froid, la rue était silencieuse et les fenêtres fermées n'avaient plus de lumière. Martine retourna s'asseoir, écrasa le reste de la cigarette dans un cendrier et ne pensa plus à rien.
         La sonnerie du téléphone la fit sursauter, elle décrocha et demanda aussitôt :
  - Norbert est-ce vous ?
Martine avait presque crié, sa main tremblait et son coeur battait fort.
  - J'ai fermé la fenêtre.
Martine resta sans voix, ne sachant si elle devait rire ou pleurer, raccrocher ou hurler à l'exhibitionniste narcissique d'aller se rhabiller et de lui fiche la paix. Martine Keller déchira ses premières notes, prit une nouvelle feuille et écrivit : "Nuit calme, rien à signaler".

        Le lendemain Martine lut un entrefilet paru dans le journal "Hier matin des passants ont découvert un homme mort assis au fond d'une cabine de téléphone, sa main droite encore crispée sur le combiné téléphonique. On suppose que la mort l'a surprit alors qu'il conversait. La police est chargée de l'enquête." ...


                SEPTEMBRE 2012, Emile LUGASSY.

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