Onglets

vendredi 15 mars 2013

Paris la nuit.

  La vie comme elle va









 Paris, côté nuit.



        La station spatiale internationale était à l'aplomb de Paris, lorsque le spationaute français se trouvant à bord, braqua la lentille de son télescope. La ville lui apparut noyée sous l'éclairage d'un filet de milliers d'ampoules électriques dont le scintillement, surpassait le plus gigantesque des brasiers. Au sol, les Parisiens peu soucieux d'être observés de l'espace, avaient brisé leur tirelire et envahi les commerces. Ils lambinaient dans les grandes surfaces et les travées entre deux gondoles, encombraient les rues, leurs bras chargés de boîtes enrubannées, aux formes et tailles diverses, ou de cabas débordant de victuailles. Les Galeries Lafayette, la Samaritaine et le BHV un tiercé tentateur regorgeaient de jouets, de chocolats, d'insolites objets inutiles et bien d'autres choses qui finiraient immanquablement leur vie, oubliées au fond d'un placard, les flons-flons de Noël évaporés. Les sapins vêtus de guirlandes colorées, jaillissant du sol, dressaient vers le ciel noirci, une étoile illuminée. Les autos circulaient en grand nombre, embouteillaient les carrefours, assourdissaient les artères du bruit de leur moteur et par le gaz de leur échappement asphyxiaient l'air. Le mercure frôlait héroïquement deux degrés, le froid fouettait les visages, gelait les nez et Paris se pressait, Paris dépensait, Paris était fou !

        Lucas n'avait pas plutôt franchit le seuil de la salle, que de sa grosse voix il signala sa présence.
 - Salut la compagnie !
La salle était exagèrement chauffée, les guirlandes d'un sapin clignotaient dans un coin et les personnes présentes assises autour d'une table, étaient en bras de chemise. Lucas dont l'extrémité du nez et les lèvres retrouvaient des couleurs, retira le lourd vêtement dont il s'était muni pour compenser la descente vertigineuse du thermomètre, prit une chaise et s'assit  aux côtés des autres personnes. Muriel posa devant lui une tasse de café chaud et retourna dans la cuisine. Lucas leur demanda entre deux gorgées de café s'ils avaient suivi la météo. La tasse vide dans les mains et avant de quitter la table, Jeanne répondit à Lucas, responsable de leur équipe de Samu Social:
  - Il y a de fortes chances pour que le mercure se retrouve au-dessous de zéro à Paris.
  - Avons-nous suffisamment de couvertures et du reste ?
  - Muriel a vu large, des couvertures, des boissons et des sandwiches de quoi nourrir un bataillon en campagne.
 Lucas se gratta le menton, repoussa sa tasse vide, prit un air inspiré et finit par demander :
  - Nous allons avoir une nuit difficile, tiendrez-vous  le coup ?
Il avait à peine posé la question que Jeanne réagit aussitôt. Elle reposa sa tasse sur la table et rétorqua sèchement :
  - Tu dis ça pour moi ?
  - Tu es la psy du groupe et je compte sur toi.
  - Oublies-moi Lucas ! Je n'ai eu qu'une défection et je n'ai pas été la seule. La nuit a été difficile et nous sommes rentrés épuisés. Alors rideau !
Lucas grilla trois secondes de silence, sourit et répondit :
  - Curieux, je n'ai pas remarqué tes fossettes. La colère de Jeanne retomba à la vitesse de six oeufs en neige mal fouettés. Elle reprit sa tasse, celle de Lucas et se rendit à la cuisine.
  - Louis n'est pas encore là ? Demanda Lucas prenant conscience de l'absence du chauffeur.
  - Il arrive ! se contenta de répondre Muriel. Louis prit la chaise libérée par Jeanne et demanda à Muriel de bien vouloir lui offrir un café. Lucas patienta le temps que Louis ait retiré son blouson avant de l'interroger.
  - Le mini-bus est OK ?
  - Nous n'aurons pas de vaisseau ce soir.
  - Quel est le problème ?
  - Les injecteurs sont nazes.
  - Tu peux réparer ?
  - Tu rigoles ! Il nous faut un jeu neuf.
  - Que faisons-nous ? Demanda quelqu'un.
  - Ce qui a été prévu, lui répondit Lucas. Nous prendrons nos propres véhicules, répartissez les charges dans les voitures, nous partirons aussitôt après. Couvrez-vous chaudement et laissez vos téléphones ouverts. Jeanne et Louis vous venez avec moi.

        Quoi que pensait son entourage Bernard Lhermite n'était pas un looser, non, cependant il avait une vieille ennemie qui attendait son heure, collée à son ombre. Des études brillantes en polytechnique, un diplôme d'ingénieur en aérodynamique, un job envié chez Peugeot, une charmante femme et la plus adorable chipie de fille. Un personnage haut placé, de ceux qui font et défont les carrières lui dit un jour :
  - Votre projet a séduit la direction Monsieur Lhermite, formez votre équipe et attelez-vous à la tâche.
Il n'en fallait pas plus pour réveiller Dame Fatalitas, aiguiser les jalousies et activer les rancoeurs, les crédits effondrés, les projets en sommeil et une compression des hommes. Madame Lhermite ignorant qu'une chute emprunte sa vitesse au TGV quand l'ascension se coltine un tortillard, ne supporta pas, prit sa fille et s'en alla. Une autoroute s'ouvrit pour une chute sans frein. "Aah Monsieur Lhermite, c'est à propos de votre demande de RMI nous avons un souci avec le domicile, vous comprenez c'est embêtant". Sous le froid, Bernard Lhermite se recroquevilla, chercha la couette mais ne rencontra que l'épaisseur du carton qui le couvrait.
        La rue était étroite, ne possédait pas de magasin somptueux, de café célèbre, seulement une sombre officine d'objets hétéroclites. L'éclairage modeste, l'absence de guirlandes et la rareté des voitures le long du trottoir en disait assez sur la fortune des riverains. Les immeubles avaient survécu à leur siècle, conservaient l'outrage des décennies et le revenu des habitants n'excédait le prix des loyers que de peu. Sur les lattes fatiguées d'un vieux banc adossé à un mur qui lui disputait l'antériorité de l'âge, Bernard Lhermite dormait sous ses cartons. Posé à ses pieds, un havresac contenant quelques hardes portait les stigmates de la campagne de 1870 ou de celle de 14-18, Lhermite ne savait plus. Tenaillé par le froid, la faim, il n'avait de souhait que dormir, oublier la faim, le froid et Fatalitas.  Il rabattit le bonnet usé au-dessous des yeux et des oreilles, roula en boule et ne pensa plus à rien.

        L'équipe menée par Lucas prit place à bord de trois véhicules pour parcourir les rues de Paris. Lucas conduisait la voiture de tête, Louis cochait les rues visitées et Jeanne jouait les vigies. Les grands magasins perdirent le trop plein de clients, les embouteillages moins angoissants, leur vacarme chutaient d'un cran, les guirlandes colorées miroitaient sur les carrosseries des automobiles, les lampes des vitrines baignaient de lumière les adeptes du lèche-vitrines et les clients potentiels indécis. Jeanne aperçut la tache claire d'un vêtement dans l'ombre d'un porche, saisit le bras de Lucas et s'écria :
  - A gauche dans l'entrée, je vois un type ! Les voitures s'arrêtèrent comme elles le purent  perturbant la fluidité de la circulation et Louis se précipita talonné par Jeanne et Lucas.
 - Salut le Breton, fais pas bien chaud dans ton coin! Lui dit Louis.
  - On s'adapte, fait pas plus frisquet qu'ailleurs.
  - Que direz-vous d'être au chaud dans un lit sous une vraie couverture ?
  - Madame, l'unique fois où j'ai cru dans vos paroles je l'ai payé cher.
Des curieux s'arrêtèrent trente secondes, jugeant la scène peu intéressante, reprirent leur flânerie. Lucas resté en arrière intervint. Il s'assit près du breton sur le sol glacé. Dans le caniveau proche, une flaque d'eau était cristallisée.
  - La nuit va être excessivement froide pour une veille de Noël. Jean tu ne veux pas réfléchir ?
  - C'est tout réfléchi ! Les fêtes c'est bon pour les autres.
  - Muriel va te remettre une couverture, de la nourriture et du café.
  - Où est ton pote Denis ?
  - Mort ! Il a oublié de se réveiller un matin le con ! lui répondit Jean qui mordit dans le sandwich donné par Muriel.
Il avala prestement la bouchée et demanda :
  - Vous n'aurez pas une cigarette des fois ?
Louis lui tendit un paquet de Gauloises lui recommandant de le garder. Lucas se releva, souhaita une bonne nuit au Breton et l'équipe retourna aux voitures.
         Le convoi humanitaire   sillonna les rues une grande partie de la nuit. Le mercure descendit encore, le sol gela et les perles d'eau prirent la forme de glaçons. Ils visitèrent un grand nombre de sans abri, dirigèrent vers les centres d'accueil ceux qui le voulurent  et firent hospitaliser une jeune femme, errant dans les rues. Son ami l'avait battue et chassée du domicile. Les heures s'étaient envolées, les Galeries comptaient recettes, les Parisiens étaient allés se coucher et sur les grands boulevards les noctambules pressaient le pas, Louis avait coché toutes ses rues, les réserves de Muriel étaient épuisés et Jeanne retourna soutenir la jeune femme hospitalisée. Jean le Breton surmonta ses peurs et en compagnie d'un autre sans abri accepta l'hospitalité de l'Armée du Salut. Ils étaient fatigués, Noël pointait son nez et Dame Fatalitas avait brouillé les cartes.

        Bernard Lhermite s'endormit, sa misère peuplée de fragments de rêves, le sourire figé. Le filet d'eau qui s'échappait d'une gouttière gela, le silence de la rue câlinait l'oubli de Lhermite et le froid vainquit la minceur des cartons. Bernard Lhermite était bien, le soleil de juillet brûlait l'or du sable de la plage et le bleu de la Méditerranée faisait alliance avec l'azur du ciel. La chaude caresse de l'eau baignait son corps et l'écume blanche des vagues fouettait son visage. Venue de la plage la voix de sa fille chanta à ses oreilles "Papa nous allons manger !". Il fit de grands signes et dit qu'il arrivait. L'eau était a sa taille, il avança rapidement, sur la plage sa fille répondait à ses signes. L'eau montait, la plage s'éloignait, il accéléra le pas. La plage était déserte, l'eau noyait ses épaules, ses jambes s'épuisaient, le soleil disparut et l'eau monta encore . Il faisait noir et le froid le gagnait.

        Le jour chassa la nuit, la rumeur couvrit le silence et sous la pâleur du soleil le froid reculait. La rue reprenait vie, les autos circulaient et l'unique boutique relevait son rideau métallique. Allongé sur un misérable banc adossé au mur de la plus ancienne bâtisse de la rue, un homme dormait sous des cartons. Une petite fille dit à sa mère :
  - Le monsieur dort, il a peut-être faim !
Elle s'approcha du dormeur et posa près d'un havresac usé son croissant. Un vieil homme voûté sur une canne de la même courbure que le dos du vénérable octogénaire, s'arrêta près de l'homme endormi, souleva un angle de carton et se mit à vociférer en frappant de sa canne le dormeur.
  - Non mais des fois ! Peut pas aller cuver son vin ailleurs çui-là que sur mon banc ! Allez ouste, déguerpis bon à rien ! Va voir en enfer si j'y suis !
Excédé par l'inertie du dormeur la canne du vieil homme frappa plus fort. Il pouvait frapper et frapper encore, Bernard Lhermite n'était plus. Il s'en était allé sans bruit, oublié sous des cartons une nuit de froid glacé...


                AOUT 2010, Emile LUGASSY.

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