Onglets

samedi 16 mars 2013

Un marché de dupes.

  Tout le monde il est beau,
  Tout le monde il est gentil.



  Un Marché de dupes..


        Sous la grisaille d'un ciel bas New-York frissonne dans le vent glacé de février. Les trottoirs sont boudés par les new-yorkais réfugiés dans la chaleur des bureaux, happés par les taxis aussi rares que le soleil, entassés dans les galeries du métro ou tout ce qui peut dissiper de la chaleur. Si les rafales de vent ont découragé les flâneurs, il en va autrement de la densité automobile encombrant les artères. Perdu au coeur du gigantisme de la ville, le claquement des dents pour castagnettes Albert fédida grelotte dans un par dessus de popeline beige doublé d'une simple satinette du même coloris. S'il a repéré le jaune des taxis, leur rareté liée à la faiblesse de ses dollars, l'ont poussé à affronter le froid dans son errance sur les larges trottoirs désertés. Il parvient à suspendre le battement asynchrone de ses dents, suffisamment longtemps pour se convaincre que la seule stagnation du mercure autour du zéro, peut expliquer sa perte de chaleur. Pour dire vrai, Albert Fédida ne connaît que la douceur du quinze degrés marocain comme basse température. Il confie la détresse frigorifiée de son corps à la bienveillante protection de Rabbi dawid Ben Diwen, le temps de trouver le vêtement adéquat. Cependant, comme il tient à rentabiliser sa visite new-yorkaise, il s'arrête devant chaque building compris ceux dont la hauteur dépasse de seulement trois étages la plus élevée des maisons de son mellah natal. Devant la vitrine de la "bijouterie GOLDSMITH", écrit en lettres d'or sur la porte d'entrée, il heurte deux hassidim en caftan et chapeau noir, les papillotes au vent. Il s'adresse au plus jeune des deux hommes, son sourire pour passeport, l'accent ensoleillé gelé par le froid.
  - Five Avenue please ?
Les deux hommes surpris par la légèreté vestimentaire du quémandeur, l'identifient comme un américain du sud. Ils se concertent trois secondes sur le désintérêt de la question, avant de se lancer dans un incompréhensible anglais, dominé par l'accent et des pans de phrases Yiddish de leur shtettle polonais. Albert prête une oreille attentive aux explications  noyées dans le concert routier sans saisir un traître mot du charabia des deux hommes. Largué, Fédida met fin à la volubilité anarchique, lui, qui ne peut suivre trente secondes la diction d'un professeur de Cambridge.
  - thank you ! Shalom !
Il plante là les deux religieux pour reprendre sa recherche. Choqué par l'impolitesse d'un correligionaire qu'ils ont pris pour un sudiste, les deux hommes suivent du regard la disparition De Fédida dans la rue adjacente, puis le plus âgé dit :
  - Quel mécréant de juif irrespectueux qui sort tête nue sans caftan et pas Hassid pour deux roubles !
  - Que Yahvé nous protège des renégats. Conclut le plus jeune qui plonge un regard indiscret dans le décolleté de la vendeuse, derrière l'étal de la vitrine Goldsmith.
Albert Fédida prend dans la poche du par-dessus le plan de la ville confié par le cousin Victor Bensoussan, pousse un soupir de soulagement en découvrant que la cinquième avenue n'est plus qu'à trois rues. Il chasse la goutte perlée à l'extrémité du nez, mémorise le trajet avant de fourrer  ses mains gelées au fond des poches avec le plan.
        Venu par bateau en compagnie d'un groupe d'immigrants d'Italiens, rencontrés sur le pont supérieur, Fédida accueilli à son arrivée par le cousin Bensoussan, piétine le sol américain depuis le début de la semaine. Il a quitté les sinueuses ruelles du Mellah, fuit les assauts amoureux d'une maîtresse qui a projeté de l'enchaîner avec la bénédiction du rabbin pour un rêve de fortune dans la grande amérique des années cinquante, le rock'n roll et le décor des westerns vus au cinéma Régent. Le cousin Victor parti quelques mois après la guerre sur un croiseur de la navy  comme a aimé répéter la famille, a créé un commerce de délicatessen dans le bronx et raflé un important siège dans l'agence juive locale. Le soir du troisième jour, après le repas et les évocations d'adolescence des deux cousins, Victor Benssoussan jette négligemment sur la table le par-dessus
 de Fédida.
  - Ton vêtement est peut-être parfait pour Casa, mais pour l'hiver à New-york il te faut autre chose. Demain matin tu iras voir mon ami Tony Stanford, il a une boutique dans la Cinquième Avenue.
  - Ton ami est juif ?
  - Il est pentecôtiste.
  - Tu penses que ton ami me feras un prix ?
  - Mon ami te feras un prix .
  - Vraiment ! Je peux marchander ?
  - Tu pourras marchander !
Sceptique, Fédida laisse filer les secondes, regarde madame Benssoussan affairée dans la salle à manger tandis que leurs deux enfants jouent sagement au monopoly.
  - Pourquoi le fera-t-il pour moi ?
Victor dit quelque chose à sa femme à propos du pain resté sur la table avant de répondre à Albert.
  - Parce que tu es mon cousin, qu'il est mon ami, qu'il a épousé Esther la fille de Simon Bittoune notre cousin de Meknès.
  - Simon le rabbin a permit le mariage ?
  - Il l'a permis ! La grandeur de l'Amérique l'a emporté.
  - Dis-moi Victor, Comment un séfarade comme toi peut vendre de la nourriture askhenaze ?
  - Le client mon cousin, le client est roi en Amérique. Il veut du strudel ? Je lui vends du strudel. Demain, il me réclame des merguez ou des keftas ? Je lui vends. Pour faire fortune dans le pays, tu fais le tour des quartiers, le juif, l'italien, le chinois sans oublier les autres. Tu regardes ce qui se vend, s'achète, surtout ce qui peut te rapporter gros.
  - J'aimerai vendre du tissu, seulement des tissus pour tailleurs. Des coupons en veux-tu ? En voilà ! Des Dormeuils, des Alpagas, de la flanelle.
  - Tu vends des tissus un jour, des voitures le lendemain, les Pontiac, les chevrolet ou les cadillac. Les States c'est du buisness, rien que du buisness.
Les deux hommes ont veillé tard égarés dans le dédale de leurs souvenirs marocains.

        La couleur ambrée d'Albert fédida est à un chouïa du bleu glacial après être passé par le blanc pâle lorsqu'il déniche enfin la boutique de Tony Stanford. Au-dessus de la vitrine brille le nom du magasin. Soulagé, il s'offre trente secondes pour examiner la devanture, prendre un mouchoir et calmer son essoufflement. Il remercie son saint rabbi préféré pour l'avoir pris sous son aile protectrice, pousse la porte et entre. Il est aussitôt enveloppé par le type de chaleur qui stimule son créneau de tolérance. Ses couleurs revenues, la sarabande dentaire évanouie, il tamponne la goutte qui s'est obstiné entre ses narines, retrouve sa faconde et le soleil de Casa.
  - Good morning ! Crie Fédida d'une voix suffisamment forte pour espérer être entendu.
Comme aucune réponse ne lui parvient, il s'approche d'une penderie de manteaux aperçue à son entrée dans le magasin. Il en choisit un à sa taille, l'enfile, rafle le borsalino d'un mannequin et s'examine devant un grand miroir. Il se livre à une série de mimiques, simule une balafre sur la joue et se prend pour Al Capone dans "Scarface". Le film qu'il a vu au Médina avec la volcanique Ruth. L'image de la jeune femme traverse son esprit, une poignée de kilogrammes en rabe avec la chaleur de l'Etna comme loukoum. Les remplaçantes de Ruth en avaient autant que les deux glaçons de son anisette. Noyé dans l'érotisme de ses souvenirs, Fédida en oubli l'environnement et le but de sa visite. Une voix d'homme derrière lui rompt le charme.
  - Good morning ! Can I help you ? (Puis-je vous aider ?)
Albert se retourne pour croiser  un sourire Gibbs associé au bleu de la plage de Fédala dans le regard. Encore enlacé par les bras de Ruth,, il répond dans son habituel dialecte sans réfléchir.
  - Bessheal haedl manteau ? (Combien ce manteau ?)
Le vendeur interloqué dévisage le playboy marocain et le pardessus en popeline, se dit que l'étranger a plus sa place sur une plage de Miami au bras d'une richissime veuve que dans les rues new-yorkaises par le temps qu'il fait. Fédida reprend pied sur le sol américain, la conscience de sa bévue et tente de sauver les meubles.
  - Mister Tony Stanford ?
  - Yes !
  - My name is Albert Fédida euh...
En panne de vocabulaire, le marocain cherche ses mots, rattrape un juron arabe au vol, tempête contre la misère de son anglais, finit par se jeter dans l'eau glacé de l'Hudson. - Victor Bensoussan, cousin, family.
L'époux d'Esther se laisse gagner par le fou rire, pose un bras autour des épaules de Fédida et dit son sérieux repris.
  - Vous pouvez parler en français je comprends. Le manteau vous intéresse ?
  - Combien ?
  - Vous prenez la plus belle collection de mon magasin et vous vous inquiétez du prix ? Voyons ! Avez-vous touché la laine ? Elle contient dix pour cent de tergal. Elle ne peluche pas, ne froisse pas, vous pourrez parcourir l'Alaska avec sans avoir froid. De plus je trouve qu'il vous va à merveille, vous ressemblez à Eliott Ness.
  - J'aurai parié pour Al Capone ! Quel est donc son prix ?
  - Le borsalino pêche un peu, essayez un stetson. 250 dollars le manteau, le prix est raisonnable pour sa qualité.
Sans dire un mot, les traits du visage neutres, Fédida remet le manteau sur le cintre, le couvre-chef sur le mannequin pour s'intéresser à un lot de cravates en promotion. Stanford resté impassible, corrige le désordre de la penderie sans masquer l'article visé par son client puis rompt le silence.
  - Vous êtes le cousin de Victor m'avez-vous dit ?
  - Il vous le confirmera.
Tony Stanford plie soigneusement un pull- over qui débordait d'une pile tout en réfléchissant au manteau. La fin de la saison est proche, deux ont été vendu, l'hiver prochain la mode changera à nouveau et les manteaux lui resteront sur les bras. Albert Fédida délaisse les cravates, reprend son pardessus et faisant mine de s'en aller s'arrête devant le rayon des chemises.
  - Comme vous êtes le cousin de Victor, le manteau est à vous pour 200 dollars.
Albert secoue négativement la tête.
  - Votre offre est aimable mais ma réponse est "non !"
  - Vous venez du Maroc je crois, où habitez-vous ?
  - Casablanca comme mon cousin Victor.
  - Saviez-vous que mon unité a stationnée dans la ville après la campagne d'Italie. J'aime beaucoup Casablanca. Dans quel quartier habitez-vous ?
Fédida rechigne à parler du mellah à l'amerlock, tout époux d'Esther qu'il est. Aussi ment-il effrontément.
  - Derrière les Galeries Lafayette sur la Place de France.
  - Oh yes ! Je connais la place de France.
Le mensonge de Stanford est du même acabit. Il n'a vu de la place que la gare routière. - Je vous abandonne le manteau pour 150 dollars puisque vous faîtes partie de la famille .
Albert Fédida néglige le rayon des chemises, prend le manteau, l'examine attentivement, s'attarde sur la doublure, l'enfile à nouveau pour le retirer aussitôt avec une pointe de regret.
  - Ne le retirez pas il vous va bien. Vous aurez du succès avec cet article, j'en vends beaucoup vous savez.
  - Réflexion faite, je ne le prends pas. Nous sommes mi-février dans quelques jours le printemps sera là. 100 dollars est une grosse somme d'argent.
Tony Stanford rattrape au vol la proposition du cousin de Benssoussan.
  - OK, il est à vous pour 100 dollars ! L'hiver n'est pas fini, vous êtes à New-York, pas en Floride ou à Casablanca. Vous connaissez le Parc du Général Lyautey ?
  - Le parc du Maréchal Lyautey est connu des Casablancais. Votre manteau est sans nul doute un bel article, cependant je ne le prends pas. Je maîtrise mal votre monnaie et mes moyens ne sont pas ceux d'un Nuw-yorkais.
Albert s'enfonce sans vergogne dans des mensonges qui ferait rougir de honte son pauvre père.
  - Je comprends votre souci d'argent. Resterez-vous longtemps aux Etats-Unis ?
Flairant le piège, Fédida donne une réponse autre que celle escomptée.
  - Je suis tributaire de la somme d'argent que j'ai emporté aussi dois-je faire attention à mes dépenses. Votre pays est grand, le visiter est mon rêve tant pis pour le froid je m'en accommoderais.
Tony Stanford n'est pas dupe. les mensonges du cousin ne valent pas les siens, de plus le jeu du playboy marocain est plaisant.
  - Vous venez d'un pays chaud vous ignorez ce qu'est l'hiver. Vous vous promenez dans les rues de New-york avec un pardessus de mi-saison, ce n'est pas sérieux. Je vous offre un superbe vêtement pour 100 misérables dollars, un cadeau que je ne fais jamais. Il se trouve que vous êtes de la famille et que Tony Stanford ne peut laisser un cousin dans le besoin. Esther et moi avons aimé nous promener dans les allées du Parc Lyautey. Pas vous ?
Stanford cite Esther mais pense Aïcha qu'il a connu avant de rencontrer sa femme. Il n'est sorti des bras d'Esther que pour mieux plonger dans ceux de la voluptueuse Aïcha. Fédida essaie le stetson recommandé par l'américain, ne lui trouve pas un air assez canaille, reprend le borsalino noir qu'il incline sur la tempe droite. Stanford évadé dans le souvenir des chaleurs de la sulfureuse marocaine, perçoit mal la réponse du cousin Fédida.
  - Je privilégie les raccourcis aux promenades au clair de lune. Qui fabrique vos collections ?
L'ex-GI's émerge du cocon de l'exubérante maîtresse pour reprendre son buisness.
  - Une petite firme d'Atlantic city connue pour la qualité de sa fabrication. Quel a été le dernier prix réclamé pour le manteau ?
  - 50 dollars ! répond sans une hésitations le cousin du Maroc.
Stanford feint l'ignorance, retire le manteau du cintre pour habiller le mannequin.
  - Vous savez Albert, je peux vous appeler par votre prénom ?
  - Je vous en prie !
  - Les 50 dollars que vous m'offrez sont au-dessous du prix d'achat.
  - Attendez ! je n'ai fait aucune offre.
  - Laissez-moi terminer. Vous êtes un cousin, j'ai pris plaisir à évoquer le Maroc avec vous et ma période de fiançailles avec Esther.
Il s'interrompt pour observer Albert Fédida tourner autour du mannequin. Il reprend, le souvenir d'Aïcha encore vivace, aussi menteur que le cousin venu de Casablanca. - J'ai aimé Esther à notre première rencontre.
  - Comment va-t-elle ? Demande albert abandonnant le mannequin qui a retrouvé son borsalino.
  - Merveilleusement ! Venez chez nous, Esther sera ravie de vous revoir. Prenez le manteau Albert. Esther et moi nous vous l'offrons, un peu comme notre Cadeau de bienvenue.
Tony Stanford ne pense pas un traître mot de ce qu'il dit. Il traîne ces foutus manteaux depuis l'hiver dernier, boudés par sa clientèle traditionnelle attirée par les nouvelles modes parisiennes. Certes il a acquis le lot pour une poignée de dollars au manufacturier pressé de s'en dessaisir et récupéré sa mise de fond avec un gros bénéfice. Alors pourquoi ne pas en offrir un au cousin d'Esther ? Il fait plaisir à sa femme et allège sa collection. Fédida a repris son pardessus, s'est  dirigé vers la sortie du magasin, ouvert la porte mais avant de s'en aller dit :
  - Votre offre me touche beaucoup mais je ne puis prendre ce beau manteau sans penser à mon jumeau de frère...


JUIN 2010, Emile LUGASSY.

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