Onglets

vendredi 15 mars 2013

Le banc des poilus.

  Au temps des guerres.
 







 Le banc des Poilus


        Comme il serait regrettable par temps heureux, de cheminer sur la grande route et de poursuivre à droite de la bifurcation, sans un regard pour l'étroite route de gauche qui mène au village. Dominant la plaine du haut du piton rocheux, il a su préserver jalousement sa solitude, à la différence de bien des village médiévaux de France. Une église, son haut clocher qui a rythmé la vie d'autrefois et la pénombre recueillie de sa nef. La majesté d'un grand escalier qui conduit encore à la demeure seigneuriale, une mairie, la boulangerie et le bar-tabac-restaurant. Des rues sinueuses en pente ou en escaliers et des maisons de pierre aux façades étroites, adossées l'une à l'a Au temps des guerres.









 Une gueule cassée.


        Le miaulement du chat déchira le silence de la maison lorsque Mathilde ouvrit la porte de la cuisine, plongé dans la pénombre. Sa silhouette se découpa dans le rectangle dessiné par la lumière extérieure. Elle avait visité les pièces une à une, ouvert des volets sans découvrir autre chose que le silence bousculé par l'animal et une odeur de ratatouille. Le chat miaula à nouveau se frottant contre sa cheville avant de disparaître dans la salle à manger. Mathilde posa sur la table la boule de pain qu'elle tenait encore lorsque la légèreté d'une respiration la fit sursauter. Elle cria aussitôt, sans penser à allumer ou à percer la pénombre, un peu pour masquer son appréhension et par bravache pour ne pas fuir.
  - Vous pouvez sortir la guerre est finie et depuis belle lurette !
Venue du coin le plus sombre de la cuisine la douceur d'une voix mélodieuse comme celle d'un chanteur de charme lui répondit.
  - Il est inutile de crier belle Mathilde.
La jeune femme ne put retenir un cri de surprise.
  - Bonté Divine ! Alphonse tu es de retour ? Mais que fais-tu dans le noir ?
  - Le noir n'est qu'une illusion, derrière toi il fait grand jour.
Un soleil haut dans le ciel inondait la salle à manger, la campagne niçoise s'étendait à perte de vue et par beau temps le regard pouvait apercevoir le clocher de la Turbie.
Négligeant la boutade Mathilde répéta sa question.
  - Que fais-tu dans le noir et depuis quand tu t'y trouves ?
  - Une question après l'autre s'il te plaît. Je suis rentré il y a deux mois.
  - Qu'attends-tu alors pour émerger de ta tranchée ? La guerre te manquerait-elle ? As-tu une vague idée du temps ?
  - Nous sommes en avril 1919 et le plus savoureux des printemps.
  - Ca n'a pas l'air de t'émouvoir si j'en juge par ton refus de t'éveiller à la nature. Zut, après tout, cela suffit comme ça !
Mathilde ouvrit les volets sans plus attendre, aussitôt la générosité de la lumière solaire inonda la pièce. Satisfaite, elle se retourna et, les yeux agrandis, leur azur ombragé, porta trop tard la main à sa bouche pour étouffer le cri d'horreur qui avait jailli du fond de sa gorge. Elle tourna de l'oeil et s'écroula évanouie dans les bras d'Alphonse qui avait bondit d'instinct.
        Lorsque Mathilde ouvrit les yeux, elle était allongée sur un canapé du salon commun à la salle à manger, les volets entrebaillés ne laissaient passer qu'un filet de lumière. Sur un guéridon à sa portée étaient posés une carafe d'eau et un verre rempli à moitié. Alphonse était assis sur un fauteuil le visage dans l'ombre et le chat lové sur ses genoux. Mathilde s'assit sur le canapé avec un froissement de jupe qui fit fuir le chat. Elle mit de l'ordre dans sa chevelure noire et les plis de la jupe à la pensée qu'Alphonse l'observer, ne voyant de lui que ses vêtements clairs. La voix d'Alphsonse la devança quand elle ouvrit la bouche pour parler.
  - Ne cherches pas le bouquet de fleurs, je n'attendais pas ta visite. Il me reste un bonbon au fond d'un sachet de ceux que tu préférais.
Elle déclina l'offre et demanda :
  - Où sont tes parents ? La réponse arriva plus laconique qu'un télégramme.
  - Aux champs.
Mathilde prit le temps de vider d'un trait le verre d'eau
 et de le remplir à nouveau avant de revenir sur l'objet de sa frayeur. Le chat tourna autour de ses pieds, frotta son pelage contre ses chevilles puis retourna se lover sur les cuisses d'Alphonse.
 - Qui t'as fait pareil visage ?
  - Que veux-tu savoir belle Mathilde ?
  - La guerre là-haut, comment était-ce ?
  - Moche ! La boue et la peur du matin au soir et de la nuit au lendemain. Chaque matin nous comptions les camarades pour recommencer le soir étonnés d'être encore présents.
  - Dans quelles circonstances  as-tu été blessé ?
  - Brûlé Belle Mathilde ! Nous avions pris et nettoyé une tranchée allemande après de durs combats.
Mathilde le coupa sans ménagement.
  - C'était quand ? Avant hier ou l'an passé ?
La jeune femme ne vit pas le sourire qui accentuait les cicatrices d'Alphonse. Il attendit qu'elle eut retrouvé sa sérénité pour poursuivre. Le chat se contenta de redresser la tête, de bailler puis reprit le ronronnement.
  - Septembre je crois, oui c'est bien septembre 1918, le 15 ou le 16 je ne sais plus, la notion du temps se perd vite.
  - A deux mois de l'Armistice ! s'exclama Mathilde.
  - On peut dire ça comme ça. La compagnie  s'était retirée emportant les morts, les blessés et des prisonniers. Quatorze hommes et moi étions restés pour tenir la position jusqu'à l'arrivée des renforts. Deux hommes installaient le canon de tranchée, les autres consolidaient l'abri. Le secteur calme, n'était troublé que par la canonnade d'obus de soixante quinze dans le lointain. Deux hommes montaient la garde embusqués devant la tranchée ennemie, précaution que nous crûmes superflue car, aucun bruit ni mouvement ne trahissait la présence des Allemands, à croire qu'ils avaient fichu le camp. C'est alors qu'ils arrivèrent avec des lance-flammes sans crier gare par un boyau que nous ne connaissions pas. Protégé par le soldat Dutoit qui se trouvait devant moi, je fus brûlé partiellement. La moitié droite du visage, le bras, une partie de la poitrine et un peu le bassin ce qui faisait de moi le seul rescapé.
Il ménagea une pause dans sa narration, passa la langue sur ses lèvres asséchées, puis déglutit. La jeune femme alertée par le bruit, lui tendit le verre d'eau qu'il saisit sans exposer son visage à la lumière, puis, alla quérir un autre verre dans la cuisine pour le remettre à Mathilde avant de reprendre son histoire.
  - Les Allemands m'avaient évacué vers un hôpital de Berlin. Dans le service des brûlés, j'étais une curiosité Franschözen sous la protection d'une jeune infirmière qui s'exrimait en français.
  - A quoi ressemble-t-elle ?
  - Une jolie Gretchen.
  - Plus belle que moi ?
Alphonse émit un rire si discret que la jeune femme ne soupçonna rien.
  - Je dois avouer que la joliesse du nez retroussé ne nous laissait pas indifférents.
Mathilde se redressa d'un bons pour lancer à la tête de son ami, le seul projectile à sa portée, un coussin de plume.
  - Rustre de paysan !
Surpris par l'atterrissage du coussin, le chat miaula et s'en alla en quête d'un abri moins orageux.
- Tout doux, tout doux belle Mathilde ! Quatre années de guerre ne t'ont pas assagie ?
  - Les femmes ne font pas les guerres, soldat ! A présent poursuis ton récit.
 - Il est fini.
  - Fini ? Rien d'autre à me dire ?
  - Tu as vu ! Une moitié Jékyll, l'autre Mister Hyde.
  - Un fusil avec sa crosse brûlée est accroché dans la salle à manger. A qui est-il et que fait-il chez toi ?
  - Tu as manqué une vocation belle Mathilde.
  - Ne dis pas de sottises, parles !
Alphonse rit de bon coeur, il aimait cette facette volontaire de la jeune femme.
  - Le fusil avait appartenu à Rémy Dutoit. Les parents n'avaient que lui et l'armée ne put leur refuser. Rémy Dutoit avait gravé sur le canon un trèfle suivit d'une citation.
  - Comment tu appelles ce fusil ?
  - Un Lebel, un fusil Lebel.
  - Pourquoi toi ?
  - La mort du soldat Dutoit avait sauvé ma vie.
  - Je ne vois pas de rapport avec sa présence chez toi ?
  - Une autre fois pour une veillée au clair de lune ou peut-être au coin du feu.
  - Je n'attendrai pas  paysan Alphonse !
Il soupira sachant pertinemment que Mathilde n'en démordrait pas.
  - Dutoit et moi avions traversé bien des combats avec peu de casse, ça finit par créer des liens. Pour les parents un peu de Rémy vit encore.
La jeune femme pressentit  que l'histoire était plus longue mais se contenta du récit d'Alphonse.
  - Quels sont tes projets ?
  - Des projets ? J'en avais avant de comprendre qu'une Gueule Cassée n'est pas le bon choix. Tu as le cul entre deux chaises, pour les vivants tu es mort, pour les morts tu es en vie. Je suis le type chanceux qui s'en est tiré avec un peu de casse. Tué, j'ai mon nom sur le cénotaphe de la place du village, vivant j'ai droit à une pension d'invalide de guerre.
  - T'es pas drôle mon Alphonse ! Tu m'as dit être revenu il y a deux mois ?
  - A peu de choses près.
  - Ma boulangerie a disparu de ton carnet d'adresses ?
Alphonse laissa planer plusieurs secondes avant de répondre.
  - J'ai eu besoin de temps pour clarifier mes idées.
  - Clarifier tes idées ? Tu te moques de qui ? Qui as-tu vu ? rétorqua Mathilde le rouge aux joues.
  - Le père a fait venir les notables du village.
Il se leva, remplit un verre d'eau et fit de même pour celui de la jeune femme. Mathilde ignora le rai de lumière tombé sur la partie brûlée du visage, remercia et avant même de porter le verre  à ses lèvres dit mi-figue mi-raisin :
  - Je subodore que vous n'avez pas passé la soirée à vous regarder dans le blanc des yeux.
  - Tu n'es pas loin de la vérité, sitôt les grandes envolées sur le patriotisme, le sacrifice des soldats et tout le tintouin largués ils n'avaient plus décollé le regard de leurs souliers. Le Maire demanda en préambule, un peu pour dire quelque chose et pour meubler la gêne qui avait suivi leur poignée de main: "Que peut-on faire pour toi Alphonse ?"
  "- Rien de compliqué, me rendre le poste d'instit."
Le maire mal à l'aise, triturait son chapeau, son gros cul débordant de la chaise, les autres se taisaient bien contents d'être débarrassés de la corvée de charbon. Il avait laissé filer quatre secondes le temps d'une respiration pour me répondre :  "- On ne serait pas contre s'il n'y avait pas les enfants." " - Vous voulez que j'enseigne à des classes vides ?" "- Les enfants pourraient être choqués. " "- Choqués ! Mais de quoi ? "   "- De voir tes blessures voyons ! Sois réaliste, ils ont l'innocence de l'enfance, ils ne comprendront pas." "- Durant quatre années les journaux n'ont parlé que d'horreurs, photos à l'appui. Je vous parie que rien ne leur a été épargné." "- La raison est suffisante pour leur éviter un nouveau plongeon. Nous savons, toi et nous, que la guerre a été meurtrière, aussi voulons-nous tourner la page et vivre en paix." " - C'est parfait ! Qui mieux que moi pourrait leur enseigner les vertus d'une paix. J'ai été leur instit, du petit Gibus dans ses culottes courtes et la morve au nez, au grand Etienne plus intéressé par la Delahaye du notaire que par les études. Ils me sont plus proches qu'ils ne le seront jamais de vous. " " - La qualité de ton enseignement n'est pas en cause mais bien l'attachement des enfants à ton égard qui pourraient en pâtir. Ils ont besoin d'une nouvelle icône pour regarder sereinement l'avenir."  " - Prenez garde que vos chers protégés ne soient les soldats de demain ."
Le père Jules, silencieux jusque là, ne supportant plus leur dérobade asséna le poing sur la table et poussa une gueulante.
 " - Mon Alphonse comme des milliers d'autres ont eu la peau trouée pour vous laisser, peinards, péter dans la soie. Il ne veut pas d'aumône seulement enseigner." " - Père, fous les dehors je les ai assez vus  ! " "  - Sortez de ma maison !"
Ils sortirent plus vite qu'ils n'étaient entrés.
  - Dis, mon Alphonse, où est-il ton bonbon du passé ? demanda Mathilde.
Il lui tendit un sachet de cellophane enrubanné. Elle sortit un canif suisse d'une poche de la jupe et partagea en deux la friandise.
  - Les parts sont-elles égales ? interrogea Alphonse qui ne put retenir un grand éclat de rire.
  - Veux-tu parier une course jusqu'à la rivière ?...

    SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.
utre par peur du vide. Le lavoir qui a connu jadis les jours heureux où il a accueilli les belles lavandières, surprileurs confidences et leurs soupirs, vibré sous la mélodie de leur chant ou rougi  à la vue de la dentelle de leurs dessous et, une place. Elle a reçu pour baptême, non pas le nom célèbre d'un illustre aïeul, mais celui de Grand'Place. Grande, elle l'est assurément et si par un malencontreux hasard, le visiteur s'égare dans le lacis des ruelles, nulle crainte, ses pas le ramèneront infailliblement au coeur palpitant du village, qu'est la Grand'Place. Un monument et les restes d'un pilori, témoignage d'un temps ancien où la justice, n'a pas badiné avec l'ordre. Des marronniers dont l'acte de  naissance se perd dans la nuit des temps et une parcelle grignotée par les tables  du bar-tabac-restaurant. Le grand espace dédié à la pétanque-rêne, sport favori des villageois et, des bancs. Cependant rien ne distingue leur banc des autres si ce n'est sa position au soleil du  midi sous l'un des grands marronniers. Solidement campé sur ses deux jambages de fonte, Don Quichotte solitaire, il défie l'implacable érosion du temps qui passe. La rutilance verte de sa peinture est fanée et écaillée par endroit. Les deux traverses de chêne vieillis, ont perdu de l'épaisseur dans leur milieu. Il est devenu le leur au fil des jours et des saisons. Le village s'est accoutumé à leur présence et, hormis les belles étrangères, personne n'aurait l'idée d'y frotter son auguste postérieur. Par une curieuse bizarrerie, les autres bancs mieux conservés se présentent sous un meilleur jour. L'été, lorsque le temps est à la clémence et que le soleil ne brûle plus, la place vibre du chahut des quelques rares visiteurs qui ont élu domicile pour une nuit ou plus et des villageois venus noyer la sécheresse de leur gorge, étaler leur fanfaronnades, ergoter sur la dernière partie de boules ou simplement par oisiveté.
        Le soir, les villageois respectent la solitude du banc déserté par leurs poilus, qui portent dans la chair et l'âme, les stigmates de «la der des ders». Gustav l'agriculteur, qui à près de quatre-vingts ans, aide encore aux travaux de la ferme et dont le corps rejette parfois un éclat de shrapnel. Amédée l'ancien boulanger, rescapé d'une contamination au gaz moutarde et le journaliste parisien Hubert de la Vigie, installer dans le village sa retraite acquise. Durant la grande guerre, il a été lieutenant dans le 121ème d'infanterie. Arrivé le premier, Amédée débarrasse le banc des feuilles mortes qui l'encombrent. Gustave le rejoint quelques minutes plus tard et tous deux suivent les vociférations des boulistes, divisés sur la répartition des points obtenus, la position du soleil, la force du vent, l'absence d'un favori ou la présence d'un autre et les derniers événements télévisés. Des joueurs en grand nombre répartis par équipe, occupent les trois quarts du terrain et, bien qu'indépendantes les unes des autres, le même registre des récriminations les a soudés. Hubert arrive bon dernier légèrement essoufflé. Il s'assoie sur la partie amincie du banc entre les deux hommes, s'éponge le front d'un revers de la main droite, et tente de calmer son essoufflement. Les boulistes, satisfaits du bon arrangement trouvé, reprennent le jeu poursuivant infatigables, leurs gesticulations outrancières. Gustave a attendu que De Lavigie retrouve une respiration moins saccadée pour l'interroger :
 - Tu as du retard Hubert. Si, j'ai bonne mémoire, cela n'est pas dans tes habitudes.
 - J'ai été retenu au téléphone par mon ancien patron.
Suivant du regard le jeu d'une équipe, Amédée s'exclame soudain :
 - Oh Toine ! La boule de Marius, vires-la par un carreau, c'est ta seule chance !
Le joueur prend sa position, jauge la distance, la proximité du cochonnet et l'impact des boules. Il lance ensuite la sienne qui décrit dans l'air un arc de cercle avant de déloger la boule de Marius. Le heurt des deux boules est suivi d'un bruit métallique et des applaudissements des trois poilus. Les co-équipiers de Marius insatisfaits, réclament une nouvelle pesée des boules. Amédée oublie la pétanque, les joueurs et leurs débordements, se tourne vers Hubert et demande :
 - Que voulait ton patron ?
 - Bah ! Toujours pareil ! il se lamente de la baisse des ventes du journal, de la concurrence télé, du manque de professionnalisme  des jeunes journalistes, des difficultés de trésorerie, je vous en passe et des meilleures. Mais oublions le journal, il survivra bien sans nous . De quoi avons-nous parlé la dernière fois ?
Amédée se gratte la tête l'air pensif, sans parvenir à se rappeler. Gustave n'a pas oublié, lui qui garde vivace le souvenir des tranchées et des camarades tombés sous les obus. Il répond aussitôt à Hubert :
 - Tu nous dois l'histoire du soldat Martin.
        Le clocher de l'église sonne les trois coups de quinze heures, le soleil a décliné vers l'ouest et l'or de ses rayons, a pris une teinte orangée. La douceur de la température de la mi-septembre, promet une arrière saison clémente jusqu'aux abords de l'hiver.
        De Lavigie retire ses lunettes cerclées de fer blanc, essuie les verres, s'éponge les ailes du nez, toussote, puis commence à raconter :
        " ...Le deuxième classe Martin a été un valeureux soldat d'une grande générosité. Il n'a pas refusé une mission et mis un point d'honneur à ne jamais abandonner sur le terrain un camarade blessé lors d'une mission. Il a été apprécié des soldats pour son initiative et n'a eu qu'un travers . Il a été un idéaliste, a cru en la fraternité des hommes, a jugé la guerre coûteuse et fratricide. S'il a été estimait de ses camarades, il en a été autrement du sous-Brigadier Grossi qui a vu en lui, un trublion à la discipline militaire. Grossi a mené une enquête, mais n'a rien trouvé dans les états de service de Martin. Néanmoins, il a gardé un oeil sur lui. Sur la somme, les engagements ont été nombreux avec des pertes élevées pour des victoires éphémères. Le conflit s'est enlisé dans un climat malsain, , les renforts ont tardé et, c'est alors qu'a circulé dans les rangs des soldats, épuisés par les combats, des rumeurs de désertion. Le sous-brigadier lui, a maintenu une discrète surveillance du deuxième classe Martin, aux idées trop humanitaire..."
Hubert fait une pause, remet ses lunettes, range le mouchoir, prête une oreille distraite aux joueurs qui n'ont pas mis fin à leurs vociférations. Une équipe conteste le dernier point acquis par ses adversaires sous le prétexte que la perturbation de l'air généré par le lancement d'une boule, a rompu l'équilibre du cochonnet. Les joueurs des autres équipes ont abandonné leur jeu, pour prêter main fortes aux protestataires ou plutôt noircir le tableau des arguties par leur propre analyse. De Lavigie a attendu que le vacarme perde sa virulence pour poursuivre le récit :
        ..."Un matin, bien avant le lever du jour, le sous-brigadier a cueilli Martin a son retour d'une escapade nocturne. Inutile de vous dire que Grossi a exulté  :
 - Alors mon gaillard ? On prend la tangente ?
 - C'est pure spéculation Brigadier ! Je ne construit aucun projet de désertion, je fais ma part comme les copains.
Le deuxième classe Martin a eu beau clamer son innocence, le sous-brigadier n'a rien voulu savoir. Il est arrivé à ses fins, arrêter son déserteur et lui demander de fermer les yeux a été peine perdue.
 - Et avec ça, contestation des faits avérés ! Mon gaillard ton compte est bon . je t'arrête pour abandon de poste dans l'intention de déserter...»
La venue du patron du bar-tabac-restaurant, interrompt la narration d'Hubert.
 - Gustave, dis à ton fils, qu'il me prépare encore dix poulets pour la noce de Marinette.
 - Ton téléphone ne marche pas ?
 - Je ne parviens pas à joindre ton fils.
 - Qui sera de la noce ? Demande Amédée.
Le patron tourne vers lui un visage rougeaud, fendu d'un large sourire :
 - Le maire avec sa femme et le père Joseph. A propos, Clément expérimente une nouvelle recette de pain et il souhaite ton avis. Passes le voir.
Hubert subodorant une soirée sur la place, est moins enthousiaste. Il demande intrigué :
 - Il y aura du monde ?
 - La moitié du village est invité et j'ai loué des tables supplémentaires pour occuper toute la Grand'Place. Je crois même qu'il y aura un orchestre moderne.
 - Ca promet ! Laisse tomber De Lavigie, redoutant les accents de la fête et une nuit fichue.
 - Bon, c'est pas tout ! Faut qu'j'y aille !
Il salue les trois hommes et retourne à son comptoir. Les gesticulations verbales des boulistes ont amplifié d'un cran. Les deux équipes restent accrochées à leur vérité et l'intervention des autres joueurs n'arrange rien. Des clans se forment autour des deux équipes adverses et chaque joueur veut imposer son point de vue.
 - Que leur prend-t-il aujourd'hui ? ils sont bien excités ! Dit Gustave à l'adresse de ses amis.
 - Va savoir quelle mouche les a piqué ! Lui répond Amédée.
 - Qu'ils gueulent encore une heure et ils auront le gosier aussi sec que le Sahara. Conclut Hubert, qui veut reprendre sa narration malgré le tohu-bohu des boulistes.
Une boule rate sa cible et vient s'échouer contre un pied du banc. Amédée la ramasse et dit à son propriétaire, venu la reprendre.
 - Laisses tomber les carreaux petit,t'es pas doué !
 - Si je n'apprends pas maintenant, jamais je ne saurai !
 - T'as peut-être raison de persister p'tit ! Lui répond Amédée. - Vois avec Antoine, il pourrait te conseiller.
 - Vous lui avez appris à jouer n'est-ce pas ?
La voix d'un joueur domine le tumulte :
 - Ho Firmin ! Tu joues ou tu fais la causette ?
 - J'arrive ! Crie ce dernier qui retourne à son jeu, sans attendre la réponse d'Amédée.
Hubert arrêté dans son élan par l'arrivée inopinée de Firmin, reprend la suite de son récit :
        «...Martin mis aux arrêts, son procès est instruit par la cour martiale sur deux chefs d'accusation. Tentative de désertion et intelligence avec l'ennemi. Le rapport du sous-brigadier est si épais que les états de service du soldat n'ont pas pesé lourd en regard. Le tribunal constitué, j'ai été requis pour assurer la défense du soldat. Aussitôt nommé, je lui ai rendu visite. Il a été enfermé derrière la ligne de front et gardé par deux gendarmes. A mon entrée, il a abandonné la table derrière laquelle il s'est assis pour m'accueillir avec un pâle sourire. Son visage fatigué, a une barbe de deux jours et de lourdes cernes ont marqué ses yeux.
 - Bonjour soldat ! Vous êtes bien traité ?
Martin s'est efforcé de plaisanter.
 - Bonjour mon lieutenant ! Je n'ai pas le confort du Ritz, mais ça peut aller.
 - Je suis chargé de votre défense. Le dossier n'est pas en votre faveur, aussi vous allez tout me raconter sans omettre un détail qui pourrait m'être utile.
 - Cela risque d'être long mon lieutenant !
 - Tenez-vous-en strictement aux faits.
Il s'est dirigé vers la fenêtre d'où l'on ne voyait qu'un coin de ciel gris, un peu de verdure et un bout de chemin qui se perdait dans le bois. Il est revenu à la table, autour de laquelle nous nous sommes installé. Martin a poussé un long soupir et commencé son histoire :
        (Il y a quelques nuits, j'ai pris mon tour de garde à la suite d'Emile Fougeron, plus tôt que d'ordinaire. Il a eu un malaise durant sa garde et a été évacué. Il faut vous dire qu'il en a assuré trois d'affilé, après une mission de nuit.)
 - J'ai été informé de l'incident.
 - Mon lieutenant, c'est plus qu'un incident ! Vous vous devez de connaître la situation dans les tranchées et l'état d'esprit des hommes.
 - Deuxième classe Martin, tenez-vous-en uniquement aux faits. Il a hésité, pianoté sur la table contrarié, puis a poursuivi :
        (Le secteur m'a paru bizarrement calme. Pas un coup de feu n'a été tiré en deux heures de temps. Je me suis baissé pour allumer une cigarette, lorsque soudain, quelque chose a sifflé au-dessus de ma tête.  Une flèche rudimentaire s'est fichée dans un rondin de bois. Une faveur maintenait enroulé autour de la tige un billet...)
 - Qu'avez-vous lu dans ce billet ?
        (...«Ami, je me bats parce que mon pays se bat, mais je ne suis pas ton ennemi. Alfred Boehme." J'ai noué mes bretelles sur la crosse et le canon du Lebel, puis avec cet arc improvisé, j'ai répondu en utilisant le même ruban. Nous avons poursuivi l'échange de messages pendant un mois, convenu d'accorder nos tours de garde et de nous signaler par le cri de la chouette...)
 - Avez-vous gardé les billets reçus?
 - Non mon lieutenant ! Je les ai brûlé.
 - De quoi avez-vous parlé ?
 - De nos vies, de nos familles . Jamais de la guerre.
 - Si je crois mes informations, vous n'avez pas fait preuve de retenue dans les tranchées à propos de la guerre ? L'armée est bonne fille, mais elle a aussi un règlement.
 - Mon lieutenant, l'armée peut exiger le sacrifice de ma vie pour la sauvegarde du pays, elle ne peut aliéner ma liberté de parole !
 - Calmez votre colère soldat, je ne suis pas votre ennemi. A présent, poursuivez !
Il a reculé sa chaise, se s'est levé avec lenteur et s'est rendu à la fenêtre.
 - Puis-je fumer ? m'a-t-il demandé.
 - Je vous en prie ! Il a pris une cigarette, tapoté nerveusement l'extrémité sur le paquet, la porté à ses lèvres, s'est ravisé et revenu s'asseoir, la cigarette remisée dans son paquet.
 - Une nuit, nous avons décidé de nous rencontrer.
 - La veille de votre arrestation ?
 - Oui mon lieutenant, cette nuit-là la chance m'a abandonné.
 - Quelqu'un vous aurait trahi ? Qui a été mis au courant ?
 - Je ne me suis confié à personne. Le sous-Brigadier m'a eu dans le collimateur depuis longtemps à cause de mon franc parler.
        Le procès a duré deux jours à l'issue duquel Martin a été condamné à la peine capitale...»
Gustave l'interrompt dans sa narration.
 - Tu ne l'as pas sauver du peloton ?
 - Non, tous mes arguments ont été balayés. Comme il a fallu un exemple pour tuer dans l'oeuf toute nouvelle tentative de désertion dans le secteur, le cas du soldat Martin est tombé à pic.
        « ...La veille de l'exécution, j'ai revu une dernière fois le soldat. Son visage reposé, a été rasé et son uniforme repassé. Après m'avoir salué, il m'a tendu une lettre.
 - Mon lieutenant, voudriez-vous la remettre à ma femme, lui expliquer que je n'ai pas trahi mon pays et que mon fils peut dignement porter le nom de Martin.
 - Ce sera fait, soyez-en certain. Je m'en chargerai personnellement. L'aumônier est dehors, voulez-vous le recevoir .
 - Il peut entrer.
 - Adieu soldat !
 - Adieu mon lieutenant.
Il m'a tourné les talons pour aller se poster devant la fenêtre. Le panorama n'avait pas changé, le ciel était gris, chargé de lourds nuages et la poussière du chemin, paraissait immuable. Martin n'a plus vu que ce paysage et il a dû probablement le connaître par coeur.
        De retour à mon poste, j'ai convoqué le sous-Brigadier Grossi.
 - Mon lieutenant, vous avez demandé à me voir ?
 - Asseyez-vous Brigadier !
Il a pris la chaise que je lui ai désigné .
 - De quoi, s'agit-il ?
 - Vous commanderez le peloton d'exécution demain matin. Prenez vos dispositions.
Il a mis trente secondes pour assimiler l'ordre, avant de me répondre embarrassé :
 - Mon lieutenant, je demande à être relevé de cet honneur.
 - C'est un ordre Brigadier, vous ne pouvez vous y soustraire !
 - Mon lieutenant, je ne saurai être à la hauteur de la fonction.
 Voyons Brigadier, c'est fort simple. Vous bandez les yeux du condamné, après quoi, vous levez votre sabre : «messieurs, êtes-vous prêts ! Epaulez, en joue, feu !»  Ensuite vous tirez une balle dans la nuque du soldat Martin.
        Aux premières heures du lendemain, le prisonnier est conduit à son lieu d'exécution sous le funèbre roulement des tambours jusqu'à une place improvisée pour la circonstance. Le sous-brigadier Grossi a supervisé les préparatifs, puis a présenté un bandeau au condamné.
 - Soldat, tu peux choisir d'avoir les yeux bandés.
 - Inutile Brigadier, je ne crains pas la mort. Grossi a rejoint le peloton, a levé son sabre et a attendu. La garde des tranchées a été confié à quelques hommes tandis que le gros de la troupe a été rassemblait sur la place. Le regard des soldats immobiles, est allé du peloton aux officiers. Le roulement de tambour s'est arrêté suivi d'un bref silence brisé par la voix du sous-brigadier.
 - Prêts messieurs ! le cliquetis des armes a résonné dans l'air. Epaulez ! En joue ! Tirez !
L'écho des détonations est resté longtemps suspendu dans l'air du petit matin... »
 - Qu'est devenu le sous-Brigadier ? Demande Amédée.
 - Parti en tête des hommes lors d'une grande offensive, il s'est jetaé sur les barbelés ennemis avec une cisaille. Il est tombé criblé de balles, non sans avoir réussi à ouvrir une brèche. Alfred Boehme a eu plus de chance, n'a pas été inquiété et sans est tiré sans égratignures. La guerre passée, il a rendu visite à la veuve de Martin.
De Lavigie fait une brève pause avant de conclure.
 - Les soixante années écoulées ne m'ont pas fait oublier le soldat. Martin a été trop humain pour le conflit.
        La cloche de l'église a sonné les cinq heures de l'après-midi, le soleil rougi, rase le toit des maisons et les marronniers ont allongé leur ombre . Leurs boules rangées, une partie des boulistes s'approprie les tables du bar-tabac-restaurant, sans renoncer à leur volubilité . Les autres sont partis chercher leurs petits-enfants à l'école ...


    SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

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