Onglets

mercredi 10 avril 2013

Une oraison funèbre.

  Tout le monde il est beau,
  tout le monde il est gentil.








  Une oraison funèbre


        "Saturnin Salami n'est plus. Les obsèques auront lieu le jeudi, dans le cimetière du village de Tarlatane."

        Paru dans le journal du soir, rubrique nécrologie, l'avis de décès a étonné certains, laissé indifférents d'autres. Saturnin Salami est mort au printemps, sa saison préférée, quand la nature et sa nature propre reverdissent . Admis dans un état grave, il s'est éteint dans la chambre de l'hôpital et après deux jours d'incertitude. Le soir de son accident, passablement éméché, il a quitté le restaurant et des amis. Il était tard et la route peu éclairée. Pour d'obscures raisons, il est sorti du virage, une portion de route cent fois empruntée par lui, pour s'encastrer dans le mur nord de la bâtisse du vieux Mathurin. Il a fallu deux heures de temps aux secours appelés par un automobiliste, pour désincarcérer Salami.
        Il y a bien longtemps que le cimetière de Tarlatane n'a accueilli des obsèques aussi grandioses. Non que Saturnin Salami soit un grand bonhomme, une célébrité courue si l'on excepte le contenu de son carnet rose, un homme dont l'influence est prépondérante, non, rien de cela ! Il est seulement de ces hommes dont on apprécie l'amitié et par dessus tout la compagnie. Le corbillard fleuri comme pour la fête nationale et le corso de février, caracolant en tête, suivi par une interminable file de voitures, traverse le village au pas d'une tortue victime de l'insolation. L'absence de parking et la pauvreté de places autour du cimetière,, contraignent les chauffeurs à s'éparpiller dans les rues et jusque dans la cour de la gendarmerie désaffectée l'an passé. Seul le corbillard est autorisé à franchir l'enceinte du cimetière rapidement rejoint par la cohorte des amis derrière la famille se résumant à sa femme, sa fille, sa mère et un labrador famélique resté à la maison avec la chatte et le poisson rouge. Le cercueil plus sobre que ne l'a jamais été Saturnin Salami est déposé au bord de la fosse. Malgré l'étroitesse de lieu, toutes les personnes , enfin, presque toutes parviennent au prix de quelques contorsions à faire cercle autour de la fosse, de l'acajou du cercueil et du père Donadieu. Ils ont emprunté l'habit et le masque de circonstance. Même le temps a revêtu un costume gris et versé trois gouttes de pluie en guise de pleurs. Madame Salami et sa fille Maryse, très dignes dans leur chagrin, sont les deux seules personnes dont la tristesse n'est pas empruntée. Des personnes tout aussi sobrement vêtues errent dans les allées, fautes d'avoir trouvé une place dans les trois cercles concentriques entourant la dernière demeure de Saturnin Salami. L'associé de Saturnin, un grand échalas avec des bras longs comme des ailes d'avion et des mains dont il ne sait que faire, roide dans son costume noir est près de madame Salami. Célestin dont la taille n'a rien à envier à l'associé fait des efforts désespéré pour passer inaperçu derrière Maryse et madame Salami. Le fiancé de Maryse, un éphèbe que ne renierait pas les péplums italiens, aidé par les deux employés des pompes funèbres, dispose les fleurs et les couronnes avec un art consommé. Un peu à l'écart, une jolie jeune femme dont on devine sous le manteau, l'harmonieuse rondeur du ventre bavarde avec un homme pas plus âgé dont le bas du pantalon sombre, un poil court, laisse voir des chaussettes roses. Le fiancé a rejoint sa bien-aimée, les fleurs et les couronnes savamment disposées comme pour un décor de cinéma. Il faut dire qu'il a tourné un bout d'essai à Cinécitta
        pour un petit rôle dans un péplum.

        Le père Donadieu, vêtu de la chasuble des grandes cérémonies, se détache de l'assemblée pour se rapprocher du cercueil. Il a connu Saturnin enfant de choeur et bien avant encore, lorsque tous deux usaient leur fond de culotte sur les bancs du CP de Mademoiselle Lelongbec. Il réclame le silence et rend un vibrant hommage au défunt. Il ravive le souvenir de l'enfant du pays qu'était Saturnin, son assiduité à l'église, Les monodies qu'on lui confiait et qui, magnifiées par sa voix de premier de choeur, enchantait les offices. Il dit combien il a été fier de célébrer le mariage de Saturnin dans son église. Cette même maison de Dieu où enfant, Saturnin et lui ont été heureux. Il termine son homélie non sans arracher à l'assistance une poignée de larmes : "Rappelé par le Seigneur, tu nous as quitté dans la force de l'âge. Nous ne comprenons pas toujours ses raisons nous autres pauvres pécheurs, aussi ne pouvons-nous que prier pour le salut de ton âme".
        Le père Donadieu cède la place à madame Salami et sa fille. Dans une alternance de voix, un peu comme pour se soutenir dans un douloureux moment, elles parlent du père et du mari qu'a été Saturnin.
 - ...Bien que le silence de ton absence soit cruel et douloureux, nous apprenons à vivre avec. Dans nos coeurs, tu vis toujours  et comme par le passé, ta présence nous accompagnera dans les actes de la vie.
 - Tu as été et seras toujours le bon mari aimant que j'ai épousé .
 - Tu as été et seras le merveilleux père dont j'ai toujours rêvé, poursuit Maryse.
A la fin de leur hommage, le cercueil est mis en terre et Maryse s'adresse à l'assemblée en ces termes :
 - Nous allons tous nous retirer pour laisser seuls ceux et celles qui souhaiteraient, s'entretenir avec Saturnin.
        Resté seul, le père Donadieu se penche au-dessus de la fosse et d'une voix basse de confesseur s'adresse à Saturnin : "Mon vieil ami, je ne t'ai pas souvent vu à confesse. Pour dire vrai, tu as déserté l'église, ton mariage sitôt consommé. Tu n'as plus été un bon chrétien et cela me désole. Puisses-tu retrouver auprès du Seigneur, le chemin de ta foi. Saches aussi que là-haut n'est pas une cour d'école, aussi, laisse les anges en paix." Il dit une dernière bénédiction, se signe et avant de rejoindre les autres, baisse un peu plus le ton de sa voix et dit : "Tu me manqueras vieux brigand !"
    Madame Salami, penchée au-dessus de la fosse, jette une fleur et dit à son défunt mari : Mon pauvre Saturnin, te voilà bien avancé. Vois, où cela t'as conduit de courir la gueuse. Nous n'avons eu de bonheur que durant l'année de notre union. Très tôt tu t'es lassé d'aimer et déserté mon lit. Les années qui ont suivies j'ai entretenu pour nos proches, l'image du couple uni." Elle marque une pause de quelques fractions de secondes, le temps d'une inspiration et poursuit : "Pour combler la froideur de mes nuits glacées, j'ai pris des amants. Ce n'était que quelques heures d'éphémère bonheur arrachées à ma solitude. Célestin a de tout temps été un ami fidèle et patient, je pense que son amour me sera d'un grand secours."
    Maryse se penche au-dessus de la fosse et parle à son père : Père, absent, tu l'as toujours été . S'il t'arrivait d'être présent, tu n'étais pas là, absorbé par la télévision ou les plans de tes inventions. J'ai grandi auprès d'une ombre. Tu ne connais de mon fiancé que trois mots échangés entre deux portes. Nous avons maman et moi, vécu en parallèle de ta vie. Trois étrangers sous le même toit". Elle se relève, essuie une larme et rejoint sa mère .
        L'associé s'approche, encombré par la longueur de ses bras,. : "Salut Saturnin, je frappe à ton cercueil comme j'ai souvent frappé à la porte de ton bureau pour solliciter trois minutes d'attention. J'ai respecté ta façon de travailler, de diriger l'entreprise et, erreur fatale, te laisser seul gardien des secrets de nos inventions. Peut-être que là-haut, tu te fends la poire avec les anges et que du moteur, tu t'en fiches. Pourtant tu es le seul à savoir le finaliser et me tirer des emmerdes. Ne peux-tu demander à Saint-Pierre un congé sabbatique, le temps de terminer la conception du moteur. Tu ne vas pas me laisser choir et priver le monde d'une invention révolutionnaire". Il se retire, traînant ses ailes d'avion dont il ne sait plus que faire.
        Célestin, penché au-dessus de la fosse comme il a vu le père Donadieu le faire, regarde l'acajou du cercueil envahi par les fleurs. Il s'est tu si longtemps qu'il ne sait par quel bout commencer. Sans plus réfléchir, il ouvre les vannes de son discours, comme on se jetterait à l'au dans une incohérence de mouvements : "Aussi longtemps que je me souvienne, j'ai vécu dans ton ombre, envier ton intelligence, ta réussite et jalouser tes succès féminins. Très tôt amoureux de ta femme mais ne possédant pas ton culot, j'ai attendu mon heure que voici. Il a été un temps, Dieu me le pardonne, où torturé par les affres d'un amour non partagé, j'ai voulu ta mort. Toi, tu t'en fichais, toutes les nanas te tombaient dans les bras. D'ailleurs, je me demande de quoi tu ne te fiches pas. Que je devienne ou pas l'amant de Capucine, là-haut tu t'en soucieras pas plus qu'ici bas".
        Max Lévy, un quart de cheveux gominé, épargné par la calvitie, les godasses bicolores, le regard torve et la dégaine du gangster échappé d'un film des années trente, choisit une autre place pour se pencher au-dessus de la fosse. Un diamant scintille dans les plis de sa lavallière et un autre à son annulaire gauche : "Mon cher Saturnin, plus qu'un ami, tu as été un frère. Tu m'as sauvé de la faillite, redressé mon entreprise et fait fructifier mes affaires. Aussi, j'aurais été peiné de te voir partir sans te solder ma créance. Dans ce chèque tu trouveras la somme empruntée, intérêts" et capital. Il dépose une enveloppe sur le cercueil, se redresse, coiffe sa gomina d'un borsalino noir, adresse un signe de tête à la jeune femme arrondie du ventre et s'en va.
        Un ami d'enfance, dévoré par l'embonpoint, le genre plante grasse dans un décor et qui ne s'anime que par la parole, pose ses souliers dans les empreintes de Max Lévy et se penche au-dessus de la fosse. Il jette dans le trou une marguerite effeuillée, style "je t'aime, moi non plus", se racle la gorge et s'adresse à son vieux copain : "Tes aventures féminines m'ont toujours fait rire par leur cocasserie.  Quand tu es devenu l'amant de ma femme, je n'ai plus ri. A présent, je n'ai pas mon rival et pas plus de femme. Le plus triste de l'affaire est que désormais tu ne me feras plus rire".
        La mère du défunt, appuyée sur une canne à pommeau d'argent penche la tête au-dessus du cercueil de son fils et de sa voix chevrotante de vieille dame digne, accompagne sa plainte de trois larmes : "Mon fils, mon unique fils, voilà qu'après le départ de ton père, le destin me prend mon dernier soutien. Que vais-je devenir maintenant. Je ne peux me tourner vers ta femme, quand à Maryse, elle a sa vie à bâtir. Je voudrais que de là-haut, tu penses de temps à autre à ta vieille maman".
        La jeune femme, sans un regard pour l'assemblée qui n'a d'yeux que pour elle et la rondeur de son ventre, prend la place de la vieille maman. Un florilège d'interrogations secoue la docte assemblée sur l'identité et la présence parmi eux d'une jeune femme enceinte. Elle jette une bague dans la fosse, pose les mains sur le ventre et dit : "Quand tu m'as demandé du temps pour réfléchir à nous deux, tu ne parlait pas d'éternité. J'ai cru sottement que de me faire un enfant te comblait. Je ne sais plus que penser de celui que tu me fais dans le dos. Je te savais mufle mais pas au point de prendre la poudre d'escampette par la grande sortie. Enfin, il me resteras de toi deux enfants, le plus pénible seras celui du dos". D'un bouquet, elle arrache une fleur, la jette dans la fosse et s'en va.
        L'homme jeune aux chaussettes roses se penche au-dessus du cercueil, jette une rose de la même couleur que les chaussettes et d'une voix précieuse parle au défunt : "Je ne sais si je dois rire ou pleurer de mon infortune ...
 - Coupez ! l'interrompt en hurlant le metteur en scène. Il se rapproche de l'acteur.
 - Wilson mon vieux que t'arrive-t-il ? C'est pas bon. Revoyons le script ensemble, tu veux bien. Être plaqué par son julot pour une nana la veille de son accident n'est pas chose banale, alors exprime-le. OK ! On fait encore un essai. On reprend les enfants, tout le monde en place. François fais-nous un peu de pluie ! Silence, on va tourner ! Moteurs les enfants !!!

    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY. 

lundi 8 avril 2013

Le tramway.

  Tout le monde il est beau,
  tout le monde il est gentil. ...





 Le  Tramway


        Une serviette nouée autour de la taille,, Denise décroche le combiné du téléphone un peu avant que l'appareil n'entame sa sixième plainte. Une traînée d'eau trahit sa sortie précipitée de la sale de bains. Les pieds mouillés et les cheveux pas mieux lotis forment une large auréole au sol.
 - Allo ? dit-elle.
 - Madame Van Der Bilt ?
 - Que lui voulez-vous ?
 - Entreprise Dubois Madame Van Der Bilt. Je souhaiterai vous livrer l'armoire aujourd'hui même, disons dans une heure.
 - dans une heures dites-vous ?
 - Préférez-vous une autre heure ?
 - C'est un peu juste mais cela ira. Serez-vous seul ?
 - Je serai accompagné de mon apprenti.
 - En aurez-vous pour longtemps ?
 - Je ne le pense pas madame Van Der Bilt. Pourquoi cette question ?
 - J'ai un rendez-vous dans l'après-midi.
 - Vous est-il possible de l'annuler ? L'assemblage de l'armoire pourrait prendre du temps.
 - Rien d'autres ? demande Denise, contrariée à la pensée de reporter la mise en plis prévue.
 - Pourriez-vous libérer l'espace où je dois l'installer .
 - Ce sera fait.
 - A plus tard donc Madame Van Der Bilt.
 - C'est ça à plus tard.
Denise raccroche. Le combiné est auréolé d'eau et la mare élargie à ses pieds. Elle dénoue la serviette, s'en sert comme d'une serpillière. Elle ne prend conscience de sa nudité que la dernière goutte d'eau absorbée, le sol séché et la serviette trop mouillée pour reprendre sa fonction de pagne. Elle tire le voilage du séjour, un peu tard semble-t-il pour échapper à l'indiscrétion du vis-à-vis et surtout à celle d'un vieux monsieur au troisième étage dont, la terrasse et le regard plonge dans l'appartement des Van Der Bilt. Elle chasse de ses pensées les desseins inavoués du vieux Monsieur, préoccupées par la venue de l'ébéniste. Denise décommande le rendez-vous avec le coiffeur et s'enferme dans la salle de bains.

        Les Van Der Bilt et leur fille habitent un spacieux appartement au second étage d'un ravissant immeuble dans une rue calme de Bruxelle. Par une curieuse bizarrerie du sol ou de La construction des bâtiments, à moins que ce ne soit des deux, le tramway de façon aléatoire, signe son passage par une vibration des planchers. Petit désagrément sans conséquence autre, que la surprise des personnes étrangères et qui ne perturbe en rien la coupable industrie du vieux monsieur. Lequel a enfin vu ses efforts récompensés. Les experts de la société des transports, mandatés par leur direction ne pouvant solutionner le problème, l'incident a été oublié.
        Denise ne s'attarde pas dans la salle de bains et sitôt vêtue, s'empare d'un mètre ruban. Dans la chambre à coucher, elle gaspille quelques précieuses minutes à mesurer, juger, jauger, échafauder, imaginer l'espace et les volumes, puis, après mûre réflexion, elle libère l'espace squatté par une commode moderne laquée blanc, qu'elle pousse jusque dans la chambre de sa fille où le meuble trouve sa place. Elle accorde trois fugaces secondes d'attention à la gesticulation et la véhémence des reproches de Mademoiselle Van Der Bilt qui ne manqueront pas d'éclater. Elle pose un bibelot sur le dessus de la commode, histoire de briser l'offensive de sa fille et entreprend de nettoyer l'espace libéré.
        Denise Van Der Bilt, alors âgée de dix ans, a découvert et aimé le charme désuet des armoires normandes chez une tante bretonne. Le temps passé n'a pas entamé une once de sa passion pour les vieilles armoires. Cependant ne voulant pas d'un meuble ancien, elle a confié la fabrication d'une copie à un ébéniste, présenté par des amis. Denise repasse la serpillière une seconde fois lorsque la sonnette d'entrée retentit. Elle ouvre la porte pour tomber nez à nez sur de grands panneaux de bois vernis derrière lesquels, déborde la tête de Dubois, penchée sur la gauche.
 - Bonjour Madame Van Der Bilt ! lui dit-il.
Denise esquisse un rapide "Bonjour !" et demande :
 - Je ne vois pas votre apprenti.
Une petite voix intimidée lui parvient de derrière la masse de planches.
 - Je suis là Madame.
 - Je viens de laver le sol et à première vue, il est loin d'être sec. J'ai aéré pour accélérer le séchage, mais ça n'a pas l'air de fonctionner. Il va vous falloir attendre, je ne tiens pas à renouveler l'opération après votre passage.
 - Pouvons-nous déposer les éléments de l'armoire dans le vestibule en attendant que le sol sèche, demande l'ébéniste.
Sans abandonner l'armoire au pauvre apprenti arc-bouté derrière les éléments, il jette un rapide regard dans le vestibule. Dubois est bâti comme son armoire. Ses cheveux ont la teinte des bois qu'il utilise, le visage est barré d'une moustache à la gauloise d'un magnifique roux et des lunettes en demie lune, cerclé d'un fer noir, reposent sur les ailes du nez . Dubois et son apprenti déposent verticalement les éléments de l'armoire contre un mur du vestibule. L'apprenti, sa respiration bloquée, se charge de deux caisses à outils bien plus lourdes que lui. Il dépose sa charge près des panneaux à la limite de l'asphyxie et sous le regard attendri de Madame Van Der Bilt.
 Avez-vous trouver une place pour votre véhicule ? demande Denise.
 - Oui Madame, dans le parking aérien, lui répond l'apprenti, le visage encore rougi par l'effort.
Dubois tend un document à Denise.
 - Voici la facture, je l'ai rédigé selon vos souhaits.
 - Je vous remercie, se contente-t-elle de dire.
Elle abandonne les deux artisans pour se rendre dans la chambre à coucher. Le sol enfin sec, elle referme la fenêtre, s'assure que rien ne traîne et revient dire :
 - Le sol est sec, vous pouvez y aller.
Restée seule, elle prend connaissance de la facture puis, tirant de son sac à main un chéquier, elle rédige deux chèques à l'ordre de Dubois avant de les glisser dans une enveloppe. Elle prend un billet de cinquante euros et met le tout sous un presse-papiers. De la chambre à coucher, ne lui parvient que peu de bruit et des fragments de phrases échangées entre l'ébéniste et le jeune homme. Soudain, l'explosion de la voix de Dubois fait sursauter Denise : "Pas avec la râpe triple imbécile ! Sers-toi de la varlope et réduis le fer au minimum". Trois paires de secondes sont abandonnées au silence avant que la voix de l'apprenti ne le brise : "Monsieur Dubois, j'ai du mal à caler le fer." "Serres-toi du maillet, ne brûles pas les étapes de ton apprentissage mon garçon". Un bruit insolite venu de l'extérieur, détourne l'attention de Denise. Elle se lève et tirant un pan du voilage, découvre le voisin du troisième aux prises avec sa femme et une longue-vue dont le trépied menace de passer par dessus la balustrade. L'altercation est orageuse, la dame brandit la longue-vue et le mari lève les bras dans un geste de protection. La voix de Dubois la soustrait à son observation, au moment où la longue-vue se brise sur le rebord de la balustrade.
 - Nous avons terminé voudriez-vous voir l'armoire ?
 - je vous suis.
Le jeune homme, une balayette et une pelle dans les mains, pourchasse un reste de copeaux de bois. Les outils sont rangés et les deux caisses posées près de la porte . Dubois ouvre une des portes de l'armoire et dit :
 - J'ai fixé le miroir intérieur sur cette porte-ci. Vous bénéficierez de la lumière du jour venant de la fenêtre. Les étagères sont modulables, le tiroir ferme à clé et le porte-cravates est rabattable.
Il ouvre la seconde porte et poursuit :
 - J'ai prévu deux jeux de clés pour le cas où vous en perdriez un.
Ecoutant distraitement Dubois, Denise n'a d'yeux que pour son armoire. S'arrachant à la contemplation, elle demande :
 - Le porte-cintres est fixe ?
 - Il est extensible Madame Van Der Bilt. Il vous permettra une utilisation plus aisée, lui répond Dubois.
Aussitôt, il fait la démonstration de l'extensibilité de l'accessoire et poursuit la description de l'armoire.
 - Sous son habillage ancien, vous trouverez tout l'équipement moderne de rangement selon vos souhaits.
L'apprenti a ramassé et déposé dans un sac plastique, ses copeaux. Dubois referme les portes de l'armoire et après une ultime vérification de l'imposant meuble, dit :
 - Si vous avez le moindre souci n'hésitez pas à m'appeler.
 - Craignez-vous quelque chose Monsieur Dubois ?
 - Nullement ! C'est juste dans le cas où vous auriez besoin de plus amples informations.
 - Je vois, dis Denise. - A présent, passons dans le séjour.
Denise tend à l'ébéniste l'enveloppe contenant les deux chèques en lui disant :
 - Vous pouvez déposer le premier aujourd'hui même. Pour le second, vous attendrez le mois prochain.
 - Ce sera fait, lui répond Dubois.
Il empoche l'enveloppe et se saisit de la plus lourde des caisses à outils au grand soulagement de son apprenti. Denise serre la main du jeune homme en lui glissant le billet de cinquante euros.
 - Au revoir jeune homme ! Apprenez bien, vous serez un jour l'égal de Monsieur Dubois.
 - Je vous remercie Madame, lui répond ce dernier un peu de rose sur les joues.
Denise, amusée par l'embarras de l'apprenti, accentue son sourire ce qui n'arrange pas la confusion du jeune homme, intimidé par la beauté de Madame Van Der Bilt. .

        L'artisan parti, son apprenti cavalant derrière lui une caisse à outils sur l'épaule, , Denise entreprend de ranger l'armoire. Elle fait une sélection parmi les vêtements de son mari et des siens propre, soulageant le grand placard du vestibule. Elle est affairée dans le placard lorsqu'un formidable bruit venant de sa chambre la surprend. Elle laisse en plan les vêtements qui privés de support, s'étalent sur le sol. Dans la chambre, elle découvre, effarée, la belle armoire affalée sans retenue sur le lit. Denise s'impatiente le combiné dans la main. Elle ne compte plus les sonneries. Enfin, à la dixième ou la quinzième, elle n'a plus compter après la neuvième, la voix essoufflée de l'ébéniste lui répond.
 - Monsieur dubois venez vite, s'il vous plaît !
 - Que vous arrive-t-il Madame Van Der Bilt ?
 - L'armoire est tombée.
 - Drôle de chose que vous me dites-là ! Comment est-ce arrivé ?
 - Je l'ignore ! Votre armoire s'est autorisée à coucher dans mon lit.
 - Je ne comprends pas !
 - Vous devriez ! Vous êtes l'ébéniste.
 - Madame Van Der Bilt, mes armoires ne tombent pas toutes seules ! Si vous ne pouvez me dire comment, savez-vous quand elle est tombée ?
 - Quelques minutes après votre départ et au passage du tramway.
 - Du tramway ? Qu'est-ce à dire ? Plaisantez-vous ?
 - Monsieur Dubois, ai-je l'air de plaisanter ? Je vous dis que votre armoire se prélasse dans mon lit et vous prenez cela pour une plaisanterie !
 - Madame Van Der Bilt, la chose est si peu commune que je m'interroge.
 - Ne vous perdez pas en conjecture Monsieur Dubois, l'armoire ne peut attendre.
 - J'arrive Madame Van Der Bilt.

        Dire que Dubois est perplexe devant le spectacle de son armoire, étalée sans pudeur dans le lit de madame Van Der Bilt est un gros mensonge. Il aurait vu le Mannekenpiss transformé en Rastatopoulos ne l'aurait pas plus dérangé. Il prend le temps de rapatrier ses idées parties en tous sens, de remettre le Mannekenpiss sur son socle puis, il redresse le meuble comme on le ferait d'une chaise renversée. Hallucinant !!! Denise, elle, époustoufflée par la montagne musculeuse, en oublie l'armoire. Son regard va du lit à l'ébéniste et de Dubois au lit, le temps fulgurant de l'image érotique qui a traversé son esprit. Dubois, indifférant aux émois de sa cliente, se met en devoir d'examiner le meuble sous toutes les coutures ou plutôt les points de fixation. Il vérifie ensuite avec un niveau la verticalité et l'horizontalité du meuble. Il constate non sans soulagement que ni l'armoire, ni le lit n'ont subi de dégâts. Il ouvre les portes, les referme, tente de basculer l'armoire, ne trouve rien d'anormal, se gratte la tête, les sourcils en accent circonflexe. Denise reprenant pied sur terre et restée silencieuse jusque-là, demande :
 - Alors Docteur ! Quel est votre diagnostic ?
 - Je ne comprends pas ! Cela me dépasse !
 - Monsieur Dubois, le moment est mal choisi pour baisser les bras. Vous êtes le concepteur de ce meuble et êtes à même de trouver la solution.
 - L'armoire est stable, tant horizontalement que verticalement . Les portes étaient-elles ouvertes ?
 - Fermées. Pourquoi votre question ?
 - Je n'en sais rien encore, je m'interroge.
Dubois se gratte à nouveau la tête, vérifie sans trop y croire l'assise du socle de l'armoire, puis prend l'air du professionnel qui a trouvé le commencement d'un début de solution et dit :
 - Il n'y a qu'une chose à faire.
 - Oui laquelle ? l'interrompt Denise.
 - M'installer à l'intérieur de l'armoire, portes fermées . Je verrai ainsi de l'intérieur, ce qui cloche, lors du passage du tramway.
Denise interloquée, le regarde sans comprendre.
 - Vous croyez que c'est une bonne idée ?
 - Je n'en sais fichtre rien, je n'ai que ça à vous proposer. Denise ne prend qu'une seconde pour réfléchir, peu pressée de voir partir l'homme qui l'a mise en transe.
 - Faîtes ! Si cela peut éviter à mon lit un nouvel assaut cavalier de l'armoire.
Dubois prend place dans le meuble, côté penderie. Denise a juste le temps de refermer la porte de l'armoire sur l'artisan que celle de l'entrée s'ouvre livrant passage à Monsieur Van Der Bilt, rentré plus tôt que de coutume.

        Il accroche son chapeau et son trench-coat, prend le temps de jeter le trousseau  de clés dans une coupelle, retirer ses chaussures, enfiler des pantoufles au bord de l'extrême onction et donne enfin de la voix :
 - Chérie ? Tu es là ?
 - J'arrive, répond Denise venant au devant de son mari.
 - L'armoire est-elle livrée ? demande celui-ci.
 - Elle est dans notre chambre.
Denise est sur le point de lui raconter les péripéties du meuble, lorsque le téléphone sonne. Avant de décrocher le combiné, elle marmonne une vague excuse ou quelque chose de similaire que le mari prend pour telle. A l'autre bout du fil, la voix de Mademoiselle Van Der Bilt chantonne à son oreille. Monsieur Van Der Bilt abandonne sa femme aux prises avec le téléphone et se rend dans la chambre. Son premier regard est pour l'armoire, un imposant meuble dominant le fragile lit du haut de sa structure. Il s'attarde sur la douceur des bois, le reflet de la lumière de fin d'après-midi sur le poli du vernis et la fioritures des moulures. Dubois peine à respirer, les vapeurs de vernis l'étourdissent quelque peu. Professionnel jusqu'au bout des ongles, le ridicule de la situation n'a pas sa place dans son esprit. Il est préoccupé par l'incident du meuble et curieux de savoir. Ce n'est pas tous les jours qu'une armoire tombe sans raison et particulièrement une des siennes.
        Denise converse avec sa fille, oubliant son mari, le meuble neuf et l'ébéniste enfermé à l'intérieur.
 - Comment ça tu ne rentres pas ce soir ?
 - J'ai dit que je rentrais plus tard !
 - Où passeras-tu la soirée ?
        monsieur Van Der Bilt exprime son admiration à voix haute comme s'il s'adressait à sa femme. Mais qu'elle est belle cette armoire ! Du noyer massif assurément, rien à voir avec les meubles en panneaux de particules que l'on nous vend aujourd'hui."
 - Je le connais ce garçon ? Questionne Denise.
 - Oui maman ! Il est le fils des Berger.
        Dans la chambre monsieur Van Der Bilt ouvre une porte, tire un tiroir, examine les fixations en queue d'arondes, referme le tout et ouvre la seconde porte. Tassé dans le fond de "son armoire", un gros rouquin, des moustaches à la gauloise et des lunettes posées sur les ailes du nez.
 - Tu seras seule avec lui ?
 - du tout maman, nous serons une dizaine. J'ai tout de même vingt ans et assez de raison pour savoir me tenir.
 - Il n'y a pas d'âge pour les bêtises ma fille !
        Dire que les deux hommes sont étonnés, n'est qu'une infime part de la vérité. On eut dit qu'il ne regardait pas le même film d'horreur ou plutôt, si le film était bien le même, il ne bénéficiaient pas d'un dialogue idoine. Dubois, ébloui par la lumière du jour, se demande où se trouve madame Van Der Bilt et pourquoi ce type qu'il suppose être le mari, n'est pas au courant de la situation . Le mari n'ayant jamais vu l'ébéniste auparavant, aimerait bien savoir ce que fout cet énergumène dans une armoire neuve. Les plus noirs soupçons lui traversent l'esprit à la vitesse du tramway. Sans plus réfléchir, indifférent à la corpulence de Dubois, il tend les mains pour se saisir du bonhomme et le balancer par la fenêtre sans même prendre la peine de l'ouvrir. Dubois regardant les deux petites mains de fonctionnaire avancer vers le col de sa chemise, sourit et dit posément, comme la chose la plus naturelle au monde :
 - Peut-être ne le savez-vous pas, j'attends le tramway...

    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.

La caravane.

  Carnet de Voyages.









 La caravane.


        Les dernières ombres de la nuit disparues, le ciel s'éclaircissait lentement jusqu'à n'être qu'un bleu d'une éblouissante transparence. A l'Est, le bleu du ciel était nimbé d'une douce lumière jaune paille tandis qu'apparu au-dessus des contreforts rocheux, un liseré rouge-orangé unissait l'ocre du désert à l'azur du ciel. Les deux jeeps cahotaient sur la piste mal nivelée soulevant un nuage de poussière sur leur passage. Les vrombissements des moteurs dans le silence du Néguev, se propageaient de proche en proche, portés par la légèreté du vent, pour se perdre au loin dans l'immensité désertique. A bord des véhicules, les passagers dont Catherine et Lény, se retenaient comme ils pouvaient pour ne pas chuter de leur siège sous les soubresauts. Les chauffeurs, de solides gaillards, Malgré une expérience avérée chevillée à la connaissance du terrain, peinaient à limiter le tangage des jeeps sur les nombreuses imperfections de la piste. Arrivées à proximité du squelette noirci d'un caroubier, les deux automobiles s'arrêtèrent et, sitôt leur moteur coupé, furent enveloppées par l'assourdissant silence du désert avec l'étrange impression de solitude, propre aux lieux inhabités. Le bourdonnement d'un insecte, suivi du déchirement du silence par le cri aigu d'un oiseau dans le lointain, accueillirent les visiteurs à leur descente des véhicules. Le gros des voyageurs partis à pied, Marie en tête, arriva avec quelques minutes de retard. Leur fatigue se lisait sur les visages perlés par la transpiration et le tee-shirt était auréolé sous les bras. Le soleil à présent haut, la chaleur de ses rayons chassa la clémence matinale. La transparence bleue du ciel plus limpide était presque blanche au-dessus des crêtes rocheuses. La lumière ruisselait sur l'or du sable, incendiait les roches et brûlait leur ombre noire. Le silence se tut, envahi par la modulation des voix qu'aucun obstacle ne freinait. Assis sous la maigre ombre du caroubier, Lény promena ses mains sur le tronc noueux du vieil arbre, sentant sous ses doigts la masse gélatineuse de la sève séchée autour d'un noeud. Les mains de Lény glissaient sur une surface sans rugosité, vernissé par la patine du temps. Le tronc était courbé comme celui d'un octogénaire usé par les années, ployé sous la charge de travaux pénibles. Les branches maîtresses parcourues de filets de sève séchée avaient perdu la majorité de leurs fines ramures. Marie trouva deux cosses de caroube rabougries, leurs carats éparpillés sur le sable parmi les pierres. Les chauffeurs des deux jeeps distribuèrent des sandwiches, des bouteilles d'eau, des tranches de pastèques sans oublier de proposer du café et des biscuits. Catherine s'assit près de Lény, entama son goûter puis demanda la première bouchée avalée.
  - Que ressens-tu d'être à six cents quarante mètres au-dessous du niveau de la mer ?
Lény prit le temps de manger une tranche de pastèque avant de répondre qu'il n'en savait rien.
  - La seule chose dont j'ai conscience, excepté la chaleur est l'intensité du silence qui est loin d'en être, tant il est riche de bruits.
  - Pour ce qui est du bruit nous en faisons autant qu'un détachement en campagne.
  - Oui je sais, mais avant d'être réunis, lorsque les moteurs ont été coupés, nous avons bénéficié d'un temps précieux pour percevoir les infimes vibrations de l'air. Il est fort dommage que nous ne sachions nous taire pour écouter. Nos mots peuvent être des maux pour le désert car, ils trahissent la magnificence du lueu et notre verbiage est une injure à son silence ou plutôt non, un irrespect pour le foisonnement de la vie qui l'anime. Imprégnés de bruits, nous fuyons son absence et qualifions de solitude silencieuse, une richesse insoupçonnée, étouffée par notre peur de l'absence verbiale. Hier matin, lorsque nous nous sommes tus et que nous n'avons eu pour bruits que notre seule respiration et les battements de notre coeur, la vie du désert s'est amplifiée jusqu'à nous absorber. Le frémissement de l'air est devenu souffle de vent, le bourdonnement0 de l'insecte voletant, curieux, autour de nous est devenu vrombissement et bien que le Néguev soit traversé par une route, il a préservé sa singularité du tintamarre des hommes.
  - Léo dit que le caroubier est millénaire.
  S'il en est ainsi, le désert l'a préserver comme le précieux présent du passé.
        Une heure plus tard après une marche silencieuse d'une quinzaine de minutes, troublée par les chocs de nos chaussures et les heurts du batons sur la pierraille sous le soleil devenu trop chaud, le groupe de voyageurs retrouva la confortable fraîcheur du car climatisé. Marie et Lény occupèrent les places de la veille, Léo monté en dernier, le car démarra. Le lourd véhicule peu sensible aux cahots, absorbait les inégalités du terrain grâce au grand débattement de ses suspensions. Léo s'empara du microphone, s'assura de son bon fonctionnement par une boutade puis se lança dans un long historique du désert. La tête posée sur le haut du dossier légèrement incliné, Lény glissa  dans la somnolence, bercé par le soufle du climatiseur, le ronflement du diesel, la narration soporifique de Léo et le roulis du car dont l'ombre noir défilait sur le lumineux ocre ensoleillés du Néguev.

        "Au loin à l'Est, le ciel s'affranchissait du noir d'encre de la nuit, tandis que le froid perdait de sa virulence. La caravane formait une longue file, les hommes criaient, les dromadaires blatéraient et dans le silence du désert l'écho du tohu-bohu avait longtemps plané dans l'air avant de se perdre dans le lointain. Des hommes s'affairaient autour d'un dromadaire resté accroupi au sol. Aram avait délaissé sa monture de tête pour remonter le long de la file jusqu'au petit groupe.
  - Que faites-vous ? Nous devons être parti, le jour ne va pas tarder.
  - Le dromadaire refuse de se redresser, avait répondu l'un des hommes qui tirait l'animal par les rênes.
  - Cette monture est épuisée, qui est le chamelier ?
  - Moi ! clamait à nouveau le même homme les rênes encore dans les mains.
  - Ton dromadaire est trop chargé, il n'ira pas plus loin s'il n'est pas allégé.
  - J'ai là tous mes biens ! avait aussitôt rétorqué le chamelier se remettant à tirer.
  - Tu vas tout perdre si tu persistes à maltraiter ton animal. Vous autres répartissez la charge sur l'ensemble des dromadaires.
  - Nos montures sont suffisamment chargées ! avait alors répliqué un autre homme.
  - Pouvons-nous confier une partie de nos marchandises à Itzhak, il possède six dromadaires peu alourdis, tentait d'argumenter un troisième arrivé sur les talons d'Aram.
  Itzhak ne vient pas avec nous, nos routes se séparent ici. Faites le nécessaire pour soulager la monture, je vais faire mes adieux à notre ami.
La chose dite, il confiait le problème des hommes à Isham. Itzhak dont le jeune fils dormait encore au pied d'un caroubier, s'était levé à la vue d'Aram revenant au bivouac.
  - Nous allons partir, annonçait ce dernier. - Sois prudent, on racontes que le nouveau procurateur Ponce Pilate  est sans pitié.
  - Un grand nombre de mes frères ont été crucifiés pour l'avoir ignoré.
Les deux hommes s'étaient étreints avec une grande effusion.
  - Que la paix soit avec toi noble Itzhak, avait dit Aram en s'en allant.
  - Que l'Eternel guide tes pas mon ami.
        Itzhac avait regardé les caravaniers s'éloigner vers le levant jusqu'à n'être plus qu'un point à l'horizon. La poussière retombait et les clameurs s'évanouissaient dans la nuit qui reculait emportant les peurs de son baiser glacial sous le scintillement du ciel bleui, auréolé de paillettes d'or. Dans le silence retombé, la vie renaîssait dans le désert éveillé. Des montagnes de l'Est, émergeait la calotte rougie du soleil et l'ombre étirée du caroubier se dessinait sur le sable avec les prémisses de la chaleur. L'arbre était jeune, vigoureux, ses branches ployaient sous le poids des fruits et son feuillage vert sombre donnait une belle ombre aux voyageurs les protégeant de l'ardeur du soleil. La joue taquinée par un rayon doré, Yaacov s'éveillait surprit par l'absence de la caravane. Redressé sur son séant, il n'entendait que le silence du Néguev. Il regardait autour de lui aussi loin que la jeunesse de sa vue pouvait porter. Itzhak son père, le châle de prière sur les épaules priait à voix basse tourné vers Jérusalem. Il avait cueilli une caroube pour tromper sa faim et attendu qu'Itzhak ait terminé. Le soleil avait  l'éclat de l'or dans un ciel envahi par l'azur.
  - Abba où est la caravane ?
  - Ils sont partis avant le lever du jour. Aram a prit du retard, la caravane
  est attendue à Pétra. - Pourquoi n'ai-je pas été réveillé, j'aurais aimé faire mes adieux à Aram ?
  - La fatigue a épuisé ton jeune corps est grand a été ton besoin de repos. Les hommes ont laissé pour toi du lait de chamelle avec une grappe de datte.
Yaacov avait abandonné la natte et cueilli une autre caroube avant de demander à son père affairé près des dromadaires.
  -Je ne vois pas isham ?
  - Il accompagne Aram.
  - Pourquoi Abba, pourquoi isham n'est-il pas resté avec nous ?
Itzhak avait délaissé les animaux pour revenir auprès de son fils.
  - Restaures-toi Yaacov, nous n'allons pas tarder à partir, nous avons une longue route devant nous.
  - Je sais que nous devons reprendre la route, je sais aussi que mon corps a besoin de se nourrir mais je voudrais avant tout savoir pourquoi Isham nous a quitté .
  - Tu es jeune mon fils, inexpérimenté, ton esprit s'ouvre aux mystères du monde, donnes-lui le temps d'apprendre. Aram a la responsabilité de soixante-dix caravaniers. Ils sont à peine plus âgés que toi, intrépides, courageux, rompus au métier des armes mais n'ont pas le savoir ni la sagesse d'Isham. Aram ne peut se passer du guide spirituel qu'est Isham, son ambassadeur auprès des cités. A présent manges à ta faim puis tu cueilleras des caroubes, choisis des fruits mûrs en grande quantité l'arbre ploie sous la générosité de ses caroubes.
        Yaacov avait aspergé son visage d'un peu d'eau, s'était assis en tailleur, fait une courte prière et pris le temps de se restaurer. Son père retourné auprès des dromadaires, vérifiait les liens de la charge de chacun d'eux. Yaacov avait roulé sa natte, rangé le reste de nourriture s'assurant que rien ne traînait puis cueilli les gousses de caroube qui lui paraîssaient les plus douces. Lorsqu'il eut terminé, le panier de la récolte fixé sur sa monture, il avait dit qu'il était prêt. Haut dans le ciel, le soleil brillait de mille feux, le sable scintillait sous la lumière, les ombres se ratatinaient et la chaleur devenait lourde. Itzhak avait revérifié l'arrimage fait par son fils et donné l'ordre du départ. Ils avaient chevauché côte à côte durant quelque temps sans échanger un mot, les yeux fixés sur l'horizon, Yaacov s'intéressait peu à l'étendue désertique du Néguev. Itzhak n'avait fait aucune remarque, suivi les traces laissés par la caravane d'Aram sur une centaine de lieues jusqu'à atteindre un monolithe peu distinct des autres roches pour bifurquer vers le nord.
  - Abba, pourquoi délaisses-tu les traces d'Aram ? Ne m'as-tu pas dit qu'il est parmi les meilleurs guides ?
  - Il l'est mon fils, mais nos routes se séparent ici.
Yaacov avait regardé autour de lui sans voir autre chose qu'une étendue désertique.
  - Abba pardonnes mon ignorance, comment peux-tu savoir ? je ne vois aucun indice autour de nous.
Itzhak avait souri laissant passer un peu de temps avant de répondre. Yaacov eut beau regarder dans toutes les directions, il ne voyait que le morne paysage du Néguev.
  - Tu ne peux regarder si tu ne sais voir Yaacov, écouter si tu ne peux entendre.
  - Je ne vois que l'ombre des pierres sur l'ocre du sable ensoleillé et n'entends que le frémissement de l'air qui trouble le silence.
  - Le silence du désert n'est qu'apparent semblable au voile de la jeune mariée. Il y a bien plus de richesse enseignée par le silence du désert que tu n'en trouveras dans les cirques de Rome. Aussi fertile que soit ton esprit, sans labour tu ne peut récolter. Apprends du vent et de l'espace infini du désert. Souviens-toi de nos pères, esclaves de Pharaon et de leurs peurs. Pour n'avoir su apprivoiser le Sinaï, ils ont vénéré le veau d'or à la face de l'Eternel puis erré durant quarante années dans le désert. Appuies-toi sur la nature pour tracer ta route, le passage des hommes est éphémère. La tempête de sable efface les traces d'une caravane, altère la physionomie des dunes mais s'épuise sur la roche. Aram puise sa connaissance dans la géographie des déserts et l'enseignement du ciel.
Itzhak s'était tu, observé l'ombre d'un rocher sur sa droite, estimé la hauteur du soleil, en déduisait une correction Nord-Est. Yaacov avait suivi les observations de son père, vu que l'ombre du rocher ainsi que leur propre ombre peu exprimées étaient à l'aplomb du soleil. Il avait bu un peu d'eau avant de demander :
  - Quand arriverons-nous à Yéroushalaïm ?
  - A temps pour les offrandes de Pessah. Nous nous arrêterons à Qumran chez ton oncle Mardoché pour lui remettre les marchandises. Il est probable qu'il ait dépêché des serviteurs à notre rencontre.
  - Irons-nous chez la cousine Esther à Beersheva ?
  - Non mon fils, les coursiers de Mardoché porteront à Esther les épices et la myrrhe.
Yaacov avait rabattula capuche sur son front sans parvenir à se protéger de l'ardente chaleur du midi..."

        Le tremblement de son épaule gauche accompagné de la voix lointaine de Marie résonnant à son oreille le fit sursauter.
  - Réveilles-toi Lény nous sommes arrivés !
Le dormeur ouvrit un oeil qu'il referma aussitôt, ébloui par l'intense luminosité solaire. Amusée par le clignement des yeux de Lény, Marie tira le rideau pour lui faire de l'ombre sur le visage. Le moteur du car arrêté tournait au ralenti, son bruit couvert par le brouhaha des voyageurs qui encombraient l'allée centrale peu décidés à descendre, tandis que Catherine attendait que la travée fut libérée pour quitter sa place. Lény ouvrit les yeux, retrouva le souvenir de son environnement et demanda :
  - Où sommes-nous ?
Marie le regarda étonnée, incertaine d'avoir compris la question. Elle prit le temps de retirer du porte-bagages leurs sacs de voyage avant de lui répondre.
  - A Jérusalem, nous sommes à Jérusalem ! Le car est arrêté devant l'entrée du King Salomon...


JUILLET 2012, Emile LUGASSY.

Voir ou entendre, telle est la question ?

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  Voir ou entendre telle est la question.


        Les spectateurs venus pour la répétition générale de la nouvelle pièce prévue pour la soirée, furent autorisés à entrer. Attirés par la gratuité du spectacle, ils étaient arrivés avant l'heure, encombraient le trottoir devant l'entrée du théâtre et formaient des petits groupes qui papotaient bruyamment. L'après-midi n'avait rien d'attrayant, le temps était maussade et la menace d'une pluie incita le régisseur à leur ouvrir les portes un peu avant le début des répétitions. Le public s'installa dans un assourdissant bavardage où il fut question de tout et de rien, de la pluie à venir, de la rareté des places de parkings et de la dernière dent de bébé. Le brouhaha se calma quelque peu lorsque monta sur scène, une personne que le public supposa être un comédien. Celle-ci s'arrêtant au beau milieu des planches, salua les spectateurs. Une seconde personne arrivé par le côté opposé avança avec hésitation. Elle portait des lunettes noires et à sa façon de tâtonner pour avancer, le public vit immédiatement que la faiblesse de sa vision ne lui permettait pas de s'orienter. La personne arrivée sur scène en premier vint à son secours sans abandonner sa place. Le ton très élevé de sa voix surprit le public et eut raison des derniers bavardages.
  - Souhaitez-vous voir quelqu'un ? Voulez-vous de l'aide ? Je vous vois en difficulté.
  - Des difficultés ? Non, je n'en vois pas ! répondit la personne Mal-voyante qui éblouie par la rampe lumineuse ne voyait rien. Son interlocuteur n'ayant rien entendu, renouvela son offre :
  Puis-je vous aider ?
  - Aah ! Je ne vous ai pas vu ! Cria la personne mal-voyante qui localisait mal la voix.
  - Je vois bien que vous ne m'aviez pas vu.
  - Êtes-vous le metteur en scène ?
  - Une selle ? Non je n'en vois pas ! Pas ici en tout cas ! Avez-vous regardé dans les coulisses ?
  - J'ai regardé, il n'y est pas. J'ai entendu dire qu'il devait être par-là. Répondit la personne aux lunettes noires.
  - Votre papa ? L'ai-je déjà vu ? Est-il un homme du spectacle ? Vous-même êtes comédien ? Je n'ai pas le souvenir de vous avoir vu. A ce propos je suis aussi comédien diplômé de l'école New comédia, vous devez probablement connaître. Mais je cause, je cause et j'oublie de dire que j'attends le metteur en scène pour une audition. L'auriez-vous vu par hasard ? Attendez, je viens vous aider.
  - Ne vous donnez pas cette peine je vous prie, je ne vois là qu'une peccadille que j'entends vaincre. Voyez-vous je suis sensible à l'éblouissement direct des feux de la rampe qui perturbent la vision de mon espace. Dites-moi seulement où vous vous trouvez afin que je vois votre position .
 - Ma situation ? Elle va bien je vous remercie !
  - J'en suis fort aise !
  - Vous désirez une chaise ? Êtes-vous fatigué ? C'est probablement le trac. J'ai entendu dire qu'il faisait perdre tous ses moyens à un comédiens.
  - Je vous remercie pour votre sollicitude, je ne suis pas fatigué et je ne pense pas avoir le trac. Attendez je me rapproche .
  - Mais non je ne vous fais pas de reproches voyons ! Pourquoi ne pas tenter de vous rapprocher ? Voyez regardez, je suis par là pas loin de vous. Non, vous regardez du mauvais côté, pas à droite, regardez légèrement à votre gauche. A présent je me trouve face à vous, vous pouvez me voir.
Le déficient visuel attiré par une toux venant de la salle, était  allé vers le bord de la scène. Il tourna le dos au public et se dirigea vers la voix qui le guidait.
 - Bonjour monsieur le Comédien ! Si je puis me permettre de vous appeler ainsi ?
 - Vous voulez une scie ? Mais que voulez-vous faire d'une scie ?
  - Moi ? Rien, je n'en ai nul besoin.
  - Pour les petits besoins, c'est au bas de l'escalier. Pour le reste je ne sais pas. Veuillez je vous prie élever légèrement la voix je vous entends mal.
Le déficient visuel eut un aimable sourire et répliqua  :
 - Je m'appelle Casimir Leclerc, si vous pensez avoir mal entendu, je vous prie de m'excuser. Je monte pour la première fois sur une scène.
 - Le metteur en scène ? Nous n'allons pas tarder à le voir arriver. Moi-même je l'attends pour une entrevue. Pouvez-vous hausser la voix, le bruit de la salle perturbe mon écoute ?
Bien qu'étonné par la demande Leclerc accepta sans rechigner. Le public s'était tu à l'apparition de ce dernier pour prêter une oreille attentive aux deux personnages.
 - Je ne voyais pas combien un bruit de salle perturbait votre audition.
  - A vrai dire le brouhaha pour nous autres comédiens n'est que le prétexte qui camoufle notre détestable habitude à parler haut et fort. Vous verrez par vous-même vous vous y accoutumerez malgré vous.
Casimir Leclerc opina de la tête et répondit :
 - Je vois, un peu comme prendre un projecteur là où la lueur d'une chandelle suffit.
  - Pouvez-vous répéter, je n'ai pas compris ?
  - Chut, écoutez, je perçois des voix ! Les entendez-vous ?
  - Comme c'est curieux je n'entends rien. Etes-vous sûr d'avoir entendu ?
  - Y a-t-il des spectateurs ?
 - Vous regardez du mauvais côté. Ils sont derrière vous.
 - J'ai donc bien entendu. Que font-ils dans la salle de si bonne heure ? Je l'ai crue vide. Que regardent-ils dans mon dos ? Vous devez le savoir, vous êtes arrivé avant moi.
  - Ne posez pas autant de questions à la fois je vous prie ! Tâchons de voir clair dans vos demandes. J'ai entendu dire que les spectateurs conviés par le metteur en scène pour la répétition, ont été autorisé à entrer par crainte de la pluie. A présent ils nous regardent ou plutôt non, ils vous observent. Ils ont vu que vous ne les aviez pas vu, à voir leur expression d'étonnement. Si vous faites demi-tour vous croiserez leur regard.
 - Comment ai-je pu leur tourner le dos sans m'en apercevoir ? Je ne vois à cela qu'une explication, le trac !
Son interlocuteur étouffa un départ de rire et lui répondit :
 - Si vous parvenez à le dominer, faites un effort supplémentaire pour regarder les spectateurs dans les yeux.
Leclerc ignora la réflexion et poursuivit :
 - Si je comprends bien le public nous voit, nous entend et n'a rien perdu de notre dialogue ?
Les spectateurs intrigués par l'arrivée des deux personnages, ne troubaient le silence qu'épisodiquement par des chuchotements.
 Rassurez-vous notre conversation n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd, leur regard en témoigne. Il est fort dommage que vous ne puissiez le voir.
Piqué au vif, Leclerc apostropha son interlocuteur.
  - Je les ai entendu mieux que vous ne les voyez !
En outre sachez Monsieur que voir les spectateurs n'est possible que lorsque nous parvenons à vaincre l'éblouissement des lumières. Raison pour laquelle j'aime mieux écouter.
Après quoi il fit demi-tour et se trouva face à la rampe lumineuse dont il sentit la chaleur.
 - Sans blague vous voulez un goûter ?
  - Je vois que vous entendez mal, j'ai parlé d'écoute.
  - Oh vous savez si la pluie tombe ce ne sera pas pour des gouttes. Revoyons plutôt nos spectateurs. Je vous ai dis que regarder le public lorsque l'on joue est un respect que nous lui devons.
 - Je vois où vous entendez me conduire. Néanmoins je ne vous suivrai pas sur ce terrain. Les spectateurs s'attacheront avant tout au talent du comédien, car voyez-vous, si voir un bel oiseau est un enchantement, l'entendre chanter est un ravissement.
  - Bravo, je n'ai rien compris !!! Vous avez peut-être une vision clairvoyante mais pour l'heure, elle broie du noir. Comment voulez-vous évoluer sur une scène entre des obstacles sans l'aide de la vue.
  - Le problème est épineux je vous l'accorde mais pas imparable. Je vois une difficulté bien plus grande. Comment ferez-vous pour donner la réplique dans un dialogue chuchoté ?
  - - La chose n'est pas insurmontable à un bon comédien, il peut lire sur les lèvres ce que ne peut faire un comédien privé de la vue.
  - Cher Monsieur je ne vois que du négatif dans vos propos.
  - Vous avez entendu du négatif ? Alors là ! Non, je n'en vois pas. Voulez-vous m'éclairer ?
  - Regardons lucidement la chose. Si vous savez lire sur les lèvres, je peux les entendre murmurer.
  - Bravo pour votre vision de la chose, vous m'en bouchez un coin d'oreille.
 - Un compliment en appelle un autre. Vous vous entendez admirablement pour contourner vos difficultés. A présent accompagnez-moi.
  - Où désirez-vous aller ?
  - Parler aux spectateurs voyons !
   - Que souhaitez-vous leur dire ?
   - Vous verrez Cher Monsieur !
   - Appelez-moi Benoît cela mettra moins de distance entre nous.
  Ne sommes-nous pas assez près ? questionna Leclerc avec une infime pointe d'ironie.
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers le fond de la scène .
 - Vous prenez la mauvaise direction . Les spectateurs sont derrière vous .
Leclerc fit demi-tour et revint au bord de la scène . Benoît le retint avant qu'il n'ait basculé et lui dit :
 - Nous sommes suffisamment près du bord.
Leclerc dont le pied droit heurta une ampoule de la rampe lumineuse, s'adressa au public.
 - Vous êtes-là ? Vous me voyez bien ? Sans doute me regardez-vous baigné de lumière, vous qui êtes dans le noir tandis que moi noyé de lumière, je ne vois que du noir. Comme j'aimerais me rapprocher de vous.
Il voulut faire un pas en avant mais fut retenu par  Benoît . 
 - Soyez raisonnable voyons ! Nous ne pouvons aller plus loin !
Contrarié, Leclerc prit à témoin les spectateurs :
 - Vous avez entendu ? Je ne peux m'aventurer plus loin, vous me voyez navré . Vous êtes toujours là n'est-ce-pas ? Et bien, moi qui vous regarde, je ferai comme si je vois que je vous vois et vous qui me voyiez vous ferez semblant de ne pas voir que je ne vous vois pas .
Les spectateurs étaient partagés, les uns relisaient le synopsis de la pièce sans trouver une trace du passage des deux personnes qu'ils pensaient être des comédiens. Les autres échangeaient des regards étonnés. Cependant tous furent unanimes pour saluer par des applaudissements  l'initiative de Casimir Leclerc. Benoît qui ne comprenait pas la raison d'une acclamation demanda à son interlocuteur :
 - Pourquoi applaudissent-ils ?
  - Les spectateurs ont apprécié ma déclamation.
  - Comment ? Vous voulez faire une déclaration ? Mais à propos de quoi ?
Leclerc répliqua aussitôt :
  - Il est fort dommage que vous n'ayez pu entendre !
  - Vous avez parlé si bas que je vous ai vu pris par le trac.
  - Je me suis exprimé normalement. Avez-vous entendu le monsieur ronfler au fond à droite .
 - Comment pouvez-vous entendre ronfler un monsieur que vous ne voyez pas.
  - Regardez plutôt s'il dort les yeux fermés, je l'écouterai pour vous.
Benoît cligna des yeux pour percer le contre-jour .
 - Il me semble que tous les spectateurs ont les yeux ouverts et je ne perçois rien qui ressemble à un ronflement.
 - Je l'entends pourtant. Peut-être dort-il les yeux ouverts ? Ma grand-mère elle, entendait dormir ainsi les yeux grands ouverts .
 - Comment pouviez-vous voir qu'elle dormait si elle gardait les yeux ouverts ?
 - Je l'écoutais ronfler comme le monsieur au fond à droite. Croyez-vous  qu'il nous voit ou qu'il nous entend ?
 - Vous devez le savoir puisque votre grand-mère dormait ainsi.
 - J'étais trop jeune alors, je croyais que les vieilles personnes dormaient les yeux ouverts pour ne pas se perdre.
 - Se perdre de quoi Voyons ? Vous ne l'avez jamais demandé à votre grand-mère ?
 - Non, je vous l'ai dit, je croyais que c'était un fait de l'âge et qu'elle voyait en dormant. Mais oubliez le monsieur que vous n'avez pas entendu ronfler .
 - Peut-être ne l'ai-je pas entendu, vous en revanche vous n'avez pas su le voir !
 - Que je le vois ou que vous l'entendez ne bouleversera pas ses ronflements. Voyons plutôt ceci...
Benoît l'interrompit :
  - Mais enfin, que voulez-vous faire d'une scie ?
  - Je vous parle d'une chose qu me vient à l'esprit. cria Leclerc.
  - A quoi pensez-vous ?
  - Nous avons vu qu'un comédien pouvait s'affranchir de la vue et de l'ouïe  mais qu'en est-il du bégaiement ?

La question soulevée par Leclerc surprit Benoît .
 - Voilà qui dépasse l'entendement . M'est avis que la chose est des plus ardue pour ne pas dire impossible, car, je ne vois pas bien comment un comédien affecté de cette difficulté pourrait être écouté sans susciter la méfiance ou pis l'hilarité des spectateurs.
Leclerc secoua négativement la tête et répondit spontanément :
 - Le jugement me paraît sévère.  Regardons de près l'exemple de Sarah Bernardt qui a ouvert la voie pour surmonter une difficulté ,voire la dépasser. Pourquoi en serait-il autrement pour le bégaiement ?
  - Monsieur Leclerc ,que voilà un illustre exemple ! Mais voyez-vous la difficulté de madame Bernardt se limitait au déplacement sans pour autant l'empêcher de s'exprimer. Tout bien réfléchi, je pense que le bégaiement est à exclure de la scène par respect des spectateurs et de l'auteur.
Leclerc nullement découragé demanda :
  - Vraiment vous n'avez aucun exemple d'une réussite ? Benoît se gratta la tête, prit le temps de la réflexion et dit.
  - Désolé je n'en vois pas. Ainsi que je vous l'ai dit la chose me paraît insurmontable et nous devons la considérer comme rédhibitoires.
  - Ecouterez-vous ce soir la jeune comédienne dont on dit grand bien ?
 - Je m'en voudrai de ne pas la voir sur scène . On chuchote qu'une belle carrière s'offre à elle. Certains même laissent à entendre, que c'est un bel exemple de réussite. Tenez, imaginez un instant que cette jeune personne soit affectée de bégaiement. Pensez-vous qu'elle susciterait autant d'admiration ?
 - Certes non, a la lumière de ce que j'ai entendu je ne vois pas comment elle pourrait percer dans cette voie.
Ce fut l'instant précis que choisit la jeune comédienne pour entrer sur la scène. Benoît qui la vit se tourna vers son interlocuteur, lui prit le bras et chuchota .
 - Regardez la jeune comédienne est là !
La jeune femme se rapprocha des deux personnes et dit . 
 - PPPa...pardon, vvvooooous nnn'aurrriez pas vvvvu llleu mett.. metteur en scène ?

        Le rideau tomba et une partie des lumières éclaira la salle. Un début de rumeur agita le public qui regardait le rideau de velours grenat sans comprendre ce qui se tramait. Puis le rideau s'ouvrit sur les trois comédiens et le metteur en scène qui saluèrent le public. Le silence se fit lorsque le metteur en scène prit la parole.
  - Mesdames et Messieurs, nous avons eu le plaisir de répéter pour vous le premier acte de la nouvelle pièce de Zébulon Tartin.
Puis il salua et céda la place au comédien Casimir Leclerc. Celui-ci avança jusque devant la rampe lumineuse. Il ôta ses lunettes noires, sourit largement aux spectateurs et leur dit.
  - Je tiens à vous remercier au nom de toute la troupe pour votre participation et aussi vous présenter nos excuses pour vous avoir pris en otages en omettant intentionnellement de vous remettre le véritable synopsis de la pièce à laquelle vous venez d'assister.
Les comédiens et leur metteur en scène saluèrent une nouvelle fois sous les applaudissements des spectateurs...


                AOUT 2012, Emile LUGASSY.

mercredi 20 mars 2013

Le temps d'aimer (Prix 2012).

Au temps des guerres .
  Prix de "Lire à Hyères". (2012).








 Le temps d'aimer


        La Wilhemstrasse était une paisible rue berlinoise loin du centre et de l'agitation trépidante des grandes artères. Ses riverains fort modestes, vivaient en bon voisinage et leurs rapports respectueux étaient empreints d'une courtoisie toute  allemande. Le bon docteur Wangler parti l'an passé dans sa belle automobile Mercédès ne fut pas remplacé. Il n'avait pas sa pareille pour soigner les enfants et les maux de gorge qui ne manquaient jamais de faire une apparition l'hiver. La journée s'écoula monotone, une calme journée d'automne où chacun vaquait à ses occupations ordinaires. Monsieur Adénauer le quincaillier était allé à Munich rendre visite à une cousine qui, disait-on, travaillait dans le cabinet de monsieur Goering.
        Ils étaient arrivés précédés de leur chant et du bruit des bottes sur le macadam, après que la nuit froide eut étendu sur la ville la complice noirceur de son manteau. Une partie de la rue était éclairée par la chaleur rougeoyante du feu dont les hautes flammes dévoraient avec un lugubre chuintement les pages de plusieurs centaines de livres. La dizaine de Chemises Brunes, de jeunes hommes braillards entouraient le bûcher qu'ils avaient allumé et qu'ils alimentaient par brassées de livres. Saoulés de bière, de haine, le rictus aux lèvres et illuminé par les flammes du bûcher, leur visage noirci était effrayant. Distants de quelques pas, des curieux passifs indifférents au sort des ouvrages, assistaient à la funeste cérémonie. Leur figure figée par une indicible peur, ils n'échangeaient que peu de mots d'une désolante banalité. Trop heureux de n'être pas l'une des victimes de la Kristallnacht, ils ne s'opposèrent pas à la horde, ne s'interrogèrent pas sur les raisons de sa violence ou de l'intérêt de leur propre présence dans la rue. Ils étaient paralysés par la couardise et une morbide fascination pour le feu. Leurs oreilles attentives n'entendaient pas plus que ne voyaient leurs yeux qui regardaient brûler le monticule de livres. Les auteurs de l'autodafé, méprisants, hautains et imprégnés de slogans n'étaient que les détenteurs provisoires d'une violence empruntée. Comme autant de menaces jaillissant dans l'air chauffé, leurs rires et leurs sarcasmes couvraient le crépitement des étincelles du feu. Sur les façades des maisons éclairées par les flammes, des fenêtres étaient entrebâillées. Le reste de la rue déserté etait plongé dans la pénombre et le bruit du moteur d'un véhicule qui passait dans l'artère voisine résonna sur les murs. Une femme sortit d'une maison, longea les façades derrière les badauds, saisit la main d'un enfant et l'entraîna précipitamment à l'intérieur. Un peu à l'écart une jeune fille caressa la joue blessée d'un homme vêtu de noir avant de s'approcher de la troupe en uniforme. Elle  s'adressa au moins excité de la bande qui lui sembla être le chef. Dans les inflexions de sa voix, ferme et sans colère se devinait une profonde incompréhension.
 - Pourquoi vous en prenez-vous aux livres ?
Franz Wacker se retourna la matraque levée, prêt à en découdre avec l'intrus dont la voix téméraire troublait le déroulement de sa cérémonie. Son regard croisa celui d'une jeune fille qui le toisait. Pas l'ombre d'une peur ne se lisait sur le beau visage laiteux dévoré par deux grands yeux bleu Danube. De longs cheveux noirs épars retombaient sur les fines attaches des épaules couvertes par un gilet de laine. Le jeune homme décontenancé se figea,, ahuri la matraque restée en l'air, la bouche ouverte et le regard agrandi par l'étonnement face à la frêle jeune fille tout juste sortie de l'adolescence. Plus rien n'existait que le bleu des yeux posés sur lui, le dessin des lèvres ourlées et la mélodie d'une voix qui psalmodiait à ses oreilles.
 - Prenez-vous conscience que vous brûlez la noble richesse de l'âme allemande !
Wacker, impressionné, baissa lentement la matraque. La folle témérité de la jeune fille n'avait d'égale que sa beauté. Elle n'opposait à la violence de leurs injures, la brutalité de leur bâton que la douceur des mots ordinaires. Franz Wacker était charmé, l'autodafé, les brassards à croix gammée, la haine raciale et la nuit de cristal s'évanouirent autour de lui et de la jeune fille. Combien de temps dura la magie ? Une éternité ? Une fraction de seconde ? L'immobilité du temps n'avait plus de temps. L'étrangeté de la voix lointaine d'une chemise brune brisa l'enchantement.
 - Dis-donc  Franz si on brûlait la boutique pour faire place nette ?
Wacker reprit ses esprits, regarda ses compagnons désoeuvrés, le groupe des curieux immobiles et la jeune fille qui n'avait pas bronché. L'homme au manteau noir était resté à la même place et derrière lui la librairie offrait le pitoyable spectacle d'un saccage ordonné.
 - C'est assez pour ce coin d'autres rues nous attendent.
Ils partirent le chant aux lèvres, leurs pas cadencés et les bottes martelant le macadam. A l'angle de la rue Franz se retourna, la jeune fille était restée près du bûcher. Il l'observa  longuement, cherchant dans le visage éclairé par les flammes, une excuse à sa magnanimité puis disparut avec la horde dans la rue adjacente. Son sommeil et ses rêves furent agités. Dans le rougeoiement des flammes, le regard interrogateur de deux grands yeux bleus le pourchassait.
        L'après-midi du lendemain Franz Wacker retourna dans la Wilhemstrasse. La rue nettoyée avait retrouvé un aspect coutumier, une voiture française stationnait le long du trottoir, des passants pressaient le pas ou s'attardaient devant les vitrines des magasins ouverts. Un cycliste fit tinter sa sonnette en approchant de trois enfants qui jouaient imprudemment sur la chaussée près de l'automobile française. Deux mères de famille se plaignaient de la hausse du prix du pain et du kilogramme de pomme de terre, de l'absence des enfants enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et du travail pénible de leur mari dans l'usine Krupp. Une jolie blonde larmoyante faisait des adieux à un jeune soldat en uniforme de la Whermacht devant l'épicerie de Monsieur Schmidt. Celui-ci, ému par la séparation des deux tourtereaux, leur offrit des pommes. Plantée sur le trottoir Ouest et faisant face à l'épicerie, la librairie était d'une grande sobriété. La vitrine épargnée par le vandalisme de la veille, solidement enchâssée dans une huisserie d'acajou verni, portait l'inscription en lettres capitales :
    « LIBRAIRIE SILBERMANN .
    LIVRES neufs & ANCIENS » .
        Monsieur Schmidt vit Wacker pousser la porte d'entrée de la librairie faisant tintinnabuler une clochette de bronze. Vêtu d'un pantalon de drap sombre, d'une chemise blanche sous une veste de tweed et les bottes remplacées par des chaussures de cuir noir, il ressemblait plus à un jeune universitaire qu'au chef d'un commando. La courageuse demoiselle de la nuit passée, était juchée sur une échelle pliante de bois patiné par les années. Ses cheveux étaient ramassés sous un foulard et son attention accaparée par l'époussetage de rayons vides. Sans prendre la peine de se retourner au tintement de la clochette elle annonça :
 - Je suis désolée, la librairie est fermée ! Veuillez, je vous prie, revenir la semaine prochaine.
Le jeune homme retrouva l'intonation de la voix qui avait gardé la même douceur. Il ressentit les picotements de la veille, ne chercha pas à les éviter et répondit d'une voix qu'il voulut neutre :
 - Je ne viens pas pour un achat.
Elle se retourna surprise, vacilla et manqua de chuter du haut de l'échelle. Elle rétablit son équilibre et le dévisagea attentivement avec un intérêt non dissimulé. Débarrassé du barbouillage de fumée noire de la veille, le visage de Vacker dans la lumière du jour était agréable et avenant.
 - Auriez-vous oublié quelque chose Monsieur ? lui demanda-t-elle.
Il laissa errer son regard dans la librairie, ne reconnaissant pas dans la propreté du magasin, l'officine que ses compagnons et lui avaient saccagé. Les rayonnages avaient repris leur place primitive et les débris qui jonchaient le sol n'étaient plus. La seule trace visible de leur passage était la vitre brisée d'un petit présentoir maintenue par un adhésif. Restée sur la plus haute marche de l'échelle, la jeune fille intriguée l'observait . L'intrusion de Wacker était si inattendue, qu'elle ne savait quoi  penser. Elle refusait d'imaginer que le jeune homme présent fut le chef d'une horde sauvage. Elle n'éprouvait aucune crainte, seulement une appréhension ignorant le but recherché par le visiteur.
 - Est-ce vous qui avez nettoyé ? finit-il par demander.
 - Notre clientèle n'aurait pas apprécié le désordre.
 - Que vendiez-vous ?
La jeune fille prit le temps de descendre de son perchoir, de poser le chiffon qu'elle tenait et de dénouer le foulard avant de s'approcher. Les joues rasées du visiteur sentaient bon l'eau de cologne et son haleine avait perdu les relents de bière.
 - Nous vendons des livres, du moins... avant qu'ils ne soient partis en fumée !
Franz posa sur elle un regard courroucé et le ton de sa voix trahit un agacement.
 - Ce n'est pas précisément ce que je souhaite savoir !
La jeune fille ignora l'agressivité du ton, illumina son visage par un sourire et demanda poliment :
 - Que désirez-vous savoir exactement Monsieur ?
Wacker fut sidéré, la jeune personne n'était pas plus troublée que la veille. Elle faisait preuve d'un stoïcisme qu'il prit pour de la provocation.
 - Les livres que vous vendez ? Ne sont-ils pas les pamphlets subversifs que votre communauté se complait à publier ?
Wacker détourna le regard ses paroles sitôt prononcées . Cependant il n'émit aucun regret, répugnant à reconnaître le sang-froid de la jeune libraire. Celle-ci l'avait écouté sereinement sans la plus petite objection. Avec des gestes lents, elle lissa ses cheveux de jais, libéra les manches retroussés du chemisier et chercha le regard de Wacker. Après quoi, elle lui répondit en détachant les mots:
 - Avez-vous pris le soin de lire la couverture des livres que vous avez sacrifiés ?
Le jeune homme lui répliqua sèchement.
 - Nous avons reçu l'ordre de brûler des livres, non de les trier !
 - Si vous aviez dérogé à l'ordre, vous auriez su. Apprenez que la librairie ne vend que des oeuvres allemandes. Nous en avons fait une spécialité, de l'édition populaire à l'édition de grand luxe pour des bibliophiles.
 - Depuis quand des youpins s'intéressent-ils à la littérature allemande en dehors de leurs propres écrits ?
Franz ne put réprimer la cinglante réponse qui avait franchi ses lèvres. Le visage de la jeune fille garda la même paisible expression. Elle inspira profondément, soutint le regard de Franz et parla :
 - Je m'appelle Judith Silbermann, ma famille est bavaroise depuis près de cinq siècles. Nous nous sommes installés à Berlin après la guerre. Mon père est décoré de  la Croix de Fer pour bravoure sur le champ de bataille. Il a sauvé la vie d'un officier et a été blessé par trois fois. Désirez-vous d'autres renseignements, Monsieur ?
Wacker s'approcha du présentoir, promena ses doigts sur le ruban adhésif et demanda .
 - Que contenait la vitrine ?
 - Quelques éditions de luxe et un ouvrage ancien .
 - Un livre ancien ??? dit-il surpris. - Qu'était cet ouvrage ?
 - Un manuscrit de Luther du dix-septième siècle. Sa cote sur le marché est élevée .
 - Pouvez-vous me le montrer ?
Judith eut une telle expression d'étonnement, que Franz se mordit la lèvre inférieure sans trop comprendre pourquoi. Il se reprocha d'être revenu, estimant qu'il n'avait rien à voir avec ces gens. La fille l'avait probablement ensorcelé et il courait à sa perte s'il ne fichait pas le camp au plus vite. Le visage de Judith ne trahissait que la beauté de ses traits. Elle n'en voulut pas au jeune homme, qu'elle pensait n'être que la victime des préjugés.
 - Vous arrivez un peu tard ! Il a été brûlé comme le reste.
Wacker se dirigea vers la porte qu'il ouvrit en grand, sortit, la referma. Il l'ouvrit à nouveau et dit avec un pâle sourire lorsque la clochette cessa de tinter.
 - Je reviendrai !
         Judith, sortie derrière lui, le vit remonter lentement la rue indifférent aux regards des riverains posés sur lui. Lorsqu'il disparut au bout de la Wilhemstrasse, Judith remarqua la présence de l'épicier sur le pas de sa porte, le salua et retourna à ses occupations. Monsieur Schmidt n'avait pas décollé de son étal extérieur après l'arrivée de Wacker, s'interrogeant sur la présence du jeune homme dans la librairie au lendemain de l'incendie. Il eut une moue soupçonneuse, haussa les épaules et regagna le comptoir de son épicerie. Les enfants étaient partis et les deux mères de famille entrèrent dans la quincaillerie rapporter à monsieur Adenauer, un brave homme, les événements de la nuit passée. Son nettoyage terminé, Judith rangea l'échelle dans l'appenti. De nombreux livres dont quelques éditions rares occupaient l'espace exigu que les nazis dans leur folie pyromane avaient ignoré. Elle pensa au visiteur et à sa conduite malhabile qui contrastait avec la fureur brutale de l'homme en uniforme. Elle ne comprit pas pourquoi il était revenu ni ce qu'il cherchait précisément. Il l'avait intrigué par son départ précipité et son interrogatoire maladroit. Une multitude de questions tournoya dans sa tête le reste de la journée sans que l'une d'elles ait trouvé une réponse. Elle s'endormit tard dans la nuit avec une pensée pour le jeune homme, son eau de toilette et son attitude. Si la veille elle avait des raisons de le haïr, sa visite inattendue effaça la rancune.
        Franz Wacker revint une semaine plus tard. Monsieur Schmidt derrière son étal extérieur sélectionnait des fruits pour Madame Adenauer. Apercevant le jeune  homme il s'interrompit pour le voir entrer dans la librairie.
        Des livres avaient pris place sur les rayonnages et dans le présentoir restauré, un grand volume illustré était posé ouvert. Debout derrière un comptoir Judith munie d'un fin pinceau et d'une grosse loupe de philatélie, dépoussiérait les pages d'un livre,.
 - Bonjour ! Que faites-vous avec un pinceau dans les mains ? lui demanda Franz qui se délesta d'un large sourire.
Judith avait relevé la tête au son plaintif de la clochette de bronze, reconnut Franz Wacker et attendit qu'il eut terminé son inspection. Elle le salua avec l'amabilité qui sied à une jeune libraire et répondit à son interrogation :
 - je vérifie le bon état des pages et surtout, qu'aucun champignon ne se soit développé. L'ouvrage a été oublié dans un milieu humide.
 - Ce n'est qu'un livre voyons !! s'exclama Wacker.
Judith posa le pinceau et la loupe, referma le livre le signet emprisonné entre les deux dernières pages analysées et le tendit vers le jeune homme.
 - C'est une édition ancienne. Bien qu'il soit une oeuvre mineure de Goethe il est recherché pour sa rareté.
 - Si vous trouvez vos champignons, qu'en ferez-vous ?
 - Il devra être entièrement traité. Malheureusement notre relieur n'est plus. Il savait soigner les maladies du livre.
 - Votre relieur a quitté l'Allemagne ?
La question eut le poli glacé d'une lame de poignard et une ombre ternit l'éclat bleu des yeux de Judith. Elle laissa filer un bref instant avant de répondre, une invisible larme sous les paupières.
 - Je présume qu'il eut souhaité un meilleur départ.
Il fallut plusieurs secondes à  Franz pour réaliser sa méprise. Aussi ne s'attarda-t-il pas sur la question .
 - Vous semblez savoir bien des choses sur les livres. D'où les tenez-vous ?
 - Je suis née au milieu d'eux et ils ont bercé mon enfance.
 - Que pouvez-vous me dire d'autre ? 
 - Avant l'incendie..... Elle marqua une pause, observa Franz qui ne fit aucun commentaire et poursuivit :
 - Nous faisons partie des rares librairie où vous pouvez trouver toute l'oeuvre de Freidrich Von Schiller. De la version populaire en livre de poche à l'édition de grand luxe. La reliure en cuir pleine fleur est gravée au fer avec une dorure à la feuille d'or et une impression sur papier vergé. Les séries sont limitées et numérotées. Une partie de notre clientèle est américaine et européenne.
 - Poursuivez-vous  des études ?
 - Le Doyen de la faculté de médecine où j'étudiais, nous a fait comprendre à mes camarades juives et à moi-même, que nous n'avons pas notre place dans l'établissement et que par conséquent notre présence n'est plus souhaitée. Judith avait parlé sans révolte comme elle l'eut fait d'un simple constat. Franz se sentit coupable lui qui n'était qu'un insignifiant rouage de l'effroyable broyeuse étatique. Il envia la sérénité de vie de la jeune libraire et la source qui alimentait sa force. Il prit sur un rayon, un livre qu'il feuilleta distraitement, le remit à sa place dans le même alignement puis se dirigea vers la porte et l'ouvrit en grand. Il regarda la jeune fille penchée sur le livre taché.
 - Je dois m'en aller ! Je ne manquerai pas de revenir.
Judith leva la tête pour demander : 
 - Comment vous appelez-vous ?
 - Franz Wacker.
        Dans la rue, le jeune homme ignora le regard de l'épicier fixé sur lui et quitta la Wilhemstrasse à grande enjambées. Franz Wacker était un homme déboussolé, Franz Wacker ne comprenait plus. Il était partagé entre les vérités du Parti, ce qu'il voyait et ce qu'il entendait. Franz Wacker était un jeune homme divisé entre la fidélité au Parti et la naissance d'une attirance amoureuse pour la fille d'un youpin.

        Franz revint un mois plus tard. Sous sa main la poignée de porte était glacée et la clochette de bronze émit une fréquence plus métallique. L'hiver avait installé ses quartiers et dans la rue peu de personnes s'attardaient. Monsieur Adenauer présentait dans sa vitrine un poêle à bois d'une grande modernité. Seul Monsieur Schmidt eut suffisamment d'argent pour acheter un exemplaire. Dans la librairie régnait une température clémente, une encyclopédie avait remplacé le grand livre illustré dans le présentoir et sur une chaise à sa droite, Judith était assise un livre dans les mains. Rien d'autre ne semblait avoir changé depuis la dernière visite de Wacker. Il eut l'étrange impression que la librairie s'enfonçait imperceptiblement dans l'oubli. Il demanda après avoir salué la jeune fille qui lui souriait.
 - Que lisez-vous ?
 - Un traité de neurologie.
 - Vous n'abondonnez pas ? s'enquit-il intrigué.
 - Si j'abandonne l'étude, je renonce à l'espoir d'une normalité.
Elle posa le livre, désigna la chaise près d'elle et l'invita à s'asseoir. Il déclina poliment l'offre préférant rester debout encore un moment. Il parcourut les étagères du regard, s'appesantit sur certains auteurs et davantage sur un épais volume dont la splendide reliure avait attiré son attention. Il le prit, fut surpris par le poids et l'épaisseur de la couverture de cuir. Il feuilleta quelques pages d'une belle écriture gothique puis le reposa sur l'étagère. Judith l'observait sans un mot. Le jeune homme parlait peu de lui, restait discret sur ses relations et ses occupations. C'était pour cela qu'elle l'aimait, tout au moins s'en persuadait-elle.
 - Comment va la librairie ? questionna Franz la tirant de sa rêverie .
 - Mal ! Nos fournisseurs sont aux abonnés absents et notre clientèle allemande nous évite.
 - Partez ! Fuyez le pays ! Vous n'avez plus votre place dans la nouvelle Allemagne.
 - Pour aller où ?
 - Je suppose qu'il ne manque pas de pays prêts à vous accueillir. Tenez, prenez les Etats-Unis c'est un grand pays de liberté.
 - Mon père dit que nous sommes Allemands, que notre patrie est l'Allemagne depuis de nombreuses générations, que nous avons connu d'autres crises et qu'un jour, la vie redeviendra normale.
 - Alors partez seule ! Je pourrais vous obtenir un passeport et les documents qui vous seraient indispensables.
 - Viendrez-vous avec moi en Amérique ?
Franz resta interdit. Pour la toute première fois Judith fit allusion à leur relation.
 - Je ne peux pas, les temps prochains seront difficiles et l'Allemagne aura besoin de tous les hommes.
Judith se leva, prit un paquet enrubanné derrière le comptoir pour le tendre à Franz.
 - Pour moi ?? On dirait un livre ! Qu'est-ce que c'est ?
 - Un recueil des poésies de Schiller dans une édition de luxe.
 - Mais pourquoi ?? Pourquoi moi ?
Elle posa un doigt sur les lèvres du jeune homme et dit .
 - Pas de questions je vous prie. Elle lui prit la main le faisant asseoir près d'elle. Le silence qui suivit n'était brisé que par le froissement du papier défait par Franz. Il le roula en boule tandis que sa main effleurait le bras de Judith. Elle lui prit la boule glissant sa main dans la sienne.
        Les deux jeunes gens se revirent plus souvent. Dans la Wilhemstrass, Franz Wacker n'était plus un inconnu, des riverains lui souriaient et le saluaient sans reconnaître en lui l'incendiaire d'un soir de novembre. Les enfants guettaient sa venue ou le prenaient à témoin pour leurs jeux. Judith ne demandait rien, n'exigeait pas plus, se satisfaisant des visites de son amant et du bonheur d'être dans ses bras.


        L'été  tardait à venir. Si les journées étaient douces, les nuits restaient fraîches parfois même froides. Un après-midi le soleil triompha des nuages et la chaude couleur de ses rayons inonda la rue. Venu plus tôt que d'habitude Franz Wacker, stupéfait, découvrit à son arrivée devant la librairie trois scellés sur la porte d'entrée. La voix haut perchée de monsieur Schmidt résonna derrière lui.
 - Ils sont partis !
Wacker se retourna pour voir deux petites billes vertes qui le fixaient du fond de leur orbite. Il saisit le poignet gauche de l'épicier et hurla :
 - Partis ?? Mais partis pour où ?
 - Je n'en sais rien ! Lâchez-moi jeune homme ! Vous me faites mal !
Franz libéra l'étreinte. Monsieur Schmidt massa son poignet, s'attardant sur la main mutilée par l'explosion d'une grenade et marmonna dans un souffle.
 - Ils sont venus les chercher .
 - Qui est venu les chercher ?
 - Les types de la Gestapo ! Ils sont venus. Ils ont emmenés les parents..., il fit une pause sans quitter des yeux Wacker, puis persifla d'une voix forte. - Et la fille ! Ils ont emmené aussi la fille.
Après quoi il tourna les talons et traversa la rue. Franz était resté immobile sans plus un mot, les bras ballants, le regard rivé sur les trois scellés. Trois infâmes scellés qui le narguaient d'une voix muette semblant dire : « C'est fii ! Fini ! Fini ! » Une vaine colère d'indignation et de révolte sourdait en lui. Il saisit la poignée de la porte, la secoua avec la violence du désespoir et l'impérieuse envie d'arracher la scélérate condamnation. Seul, étouffé, le son plaintif de la clochette de bronze lui répondit. Monsieur Schmidt retrouva le parfum des fruits sur son étal, observa le jeune homme une fois encore, secoua tristement la tête puis disparut à l'intérieur de l'épicerie.
        Le regard perdu, les poings serrés au fond des poches, Franz Wacker remonta une dernière fois la Wilhemstrasse. Il heurta monsieur Adenauer accompagné d'un client et poursuivit son chemin. Il allongea le pas sans se retourner ni entendre le quincaillier lui parler de Judith Silbermann. Un peu avant l'offensive allemande sur la Pologne, il se fit affecter dans une division de panzers de la Whermacht et rendit sa carte du Parti nazi....


            SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

Un après-midi d'été (Prix 2012).

  Au temps des guerres.
  Prix de littérature 2012.
  "Coup de coeur" Yolande Barbier.







 Un après-midi d'été .


        L'été provençal n'aurait pu tirer sa révérence sans parsemer son déclin de belles journées dont il a le secret et qui bien souvent, trichent avec la rigueur d'un calendrier . L'implacable canicule remisée au magasin des souvenirs, le soleil plus sage est une douce clémence et resplendit dans l'écrin tapissé de bleu du ciel . Sous l'or de ses rayons, les couleurs prennent la chaude saturation de la lumière de Provence . Les jaunes-orangés sont éclatant d'or et de luminosité, les champs offrent un harmonieux dégradé des ocres de la terre et sont encore parsemée des reste jaune paille des tiges de blé après la moisson . Les cigales atténuent l'ardeur de leur mélopée estivale et songent inquiètent, aux premiers frimas de l'automne encore incertain . L'eau de la rivière amoindrie, somnolente, s'écoule paresseuse avec une infinie lenteur, oublieuse de son doux murmure . La douceur revenue, les essaims de moustiques redoublent de voracité et multiplient leurs raids sans craindre l'exténuante chaleur de la journée . Eveillée du léthargique assoupissement estival et bercé par la douceur d'un vent léger, la compagne panse les blessures infligées par l'été caniculaire .
        Lorsque le soleil entame sa descente et que sous sa lumière, la nature se pare de la richesse de ses couleurs, sous l'ombre d'un figuier, d'un peuplier ou de l'un de ces grands arbres qui bordent les champs de culture, Ferdinand Leroux se repose après son copieux repas dominical . Il chérit la nature et son coin de campagne ou il aime à se retirer dans la calme solitude de sa retraite . Il médite, peuple son imaginaire ou se laisse surprendre par l'engourdissement du sommeil . Jamais il ne s'est lassé d'admirer sa chère campagne, les yeux à l'affût su plus subtil rayons de lumière jouant, malicieux, dans les ombres de la végétations . Pas une minute passée ne ressemble à la précédente, lumière et couleur se renouvellent sans lassitude . La lumière a mille éclats, la couleur mille visages . Les verts s'étalent à foison, du vert sombre ombragé au lumineux vert clair trébuchant sur la douceur d'un jaune pâle, les bois épousent les dégradés de marrons ou de gris et la terre s'habille du même riche canevas coloré . Sous les facéties de la lumière solaire le paysage sitôt observé, se métamorphose si subtilement en un nouveau panorama, décelé par le seul regard exercé de Ferdinand. Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest le ciel revêt sa grande robe de bleu camaïeu, du plus intense flirtant avec un bleu pâlissant presque blanc . La rivière s'éprend de ses couleurs rayonnées par la course de la lumière solaire . Le matinal bleu sombre frissonnant du lever jusqu'au rouge vermillon miroité par le couchant .Passionné par la féérie de la lumière de Provence, Ferdinand l'a observé amoureusement dans ce qu'elle possède d'enchanteur tant que sa nature propre le lui a permis. Il s'est alors rêvé peintre de la magie en blouse arc-en-ciel, se damnant pour voler à Dame Nature le secret de ses couleurs et enchanter le lin vierge d'une toile blanche . Il a souvent pensé à Léonardo Da Vinci, Mona Lisa et l'énigmatique sourire de la Joconde, soupçonnant le peintre d'avoir aimer l'aura mystérieuse de son modèle, à l'exemple de son amour pour le chatoiement des couleurs de Provence . Pareil à la féérie qui comble son imaginaire, il lui a semblé que l'amour de l'impalpable beauté a guidé la main du peintre jusqu'à transfigurer la célèbre toile .
        Ferdinand ne voit plus l'émerveillement des couleurs de son enfance que par les fines variations caloriques de l'intensité lumineuse qui baigne sa campagne . Il n'oublie pas le foisonnement de la couleur de Provence qui fit son bonheur et naguère celui de  Van gogh . Lorsque les larmes aux yeux, Ferdinand raconte l'enchantement des couleurs, tout comme un amant passionné, parlerait de l'amour et de la femme adorée, le merveilleux s'épanouit et s'étale à l'envie . S'il étonne plus d'un par son savoir, son humble modestie n'en souffre pas .
        La perception des couleurs de sa campagne envolées, Ferdinand a appris à vibrer au plus infime frémissement de la nature . Une faible senteur aussi éphémère soit-elle ne lui est plus inconnue . Quand il rêve son imaginaire, il devient musicien en habit de clé des champs, échevelé, la tête et les oreilles emplies d'une symphonie chantée par la nature . dans la pastorale qu'il compose, vibrent en harmonie les ondes de la couleur, de la lumière et des senteurs qu'il affectionne . Certaines fois où la légèreté d'un vent de nostalgie frémit en lui, Ferdinand oublie la symphonie pastorale, les tableaux et se laisse envahir par le plus doux des souvenirs qui un jour a bouleversé le cours insouciant de sa jeune vie .

        "C'était comme aujourd'hui, un bel après-midi de fin d'été et le jour de son vingtième anniversaire . L'Europe traversait de sombres mois et la crainte d'une guerre redoutée n'était pas écartée . Chapeau de paille, musette et canne de pêche, Ferdinand se rendait à la rivière . Dans un coude ombragé où la lumière tamisée, scintillait sur l'onde et nimbait d'une douce lumière les berge de la rivière, Ferdinand s'arrêta ébloui . A trois pas de lui, apparut une merveilleuse hallucination . Plus qu'un magnifique tableau figé dans l'étroitesse dorée d'un cadre de bois, une scène champêtre, une douce, touchante et attendrissante image de la nature . Il n'osait avancer, n'osait reculer, respirer ou toussoter de crainte de voir la mirifique image s'évanouir . Il resta immobile, hypnotisé par la richesse des lumières et des couleurs, le dégradé des ombres, la douceur des hautes lumières et le pastel des colorations . La toile était si parfaite, le dessin si harmonieux qu'il ne sut que regarder . La lumière, les coloris et la nature s'étaient amoureusement unis pour la plus tendre des poésies . Ferdinand oublia Léonardo Da Vinci, Mona Lisa et la Joconde pour s'absorber dans la subtile magie du vivant tableau instruit par la nature .
        Allongée sur la berge moussue, les pieds nus, Marie sommeillait . Sa jupe remontée, dévoilait le soyeux des cuisses et un fragment de culotte blanche . Du corsage, un joli sein rond, libertin s'était échappé, son téton rosé dressait vers le ciel et un rayon de soleil jouait dans le flamboiement roux des cheveux épars . Elle avait les deux mains jointes posées au-dessus de la ceinture de la jupe et le sein nu soulevé par la respiration régulière, dansait au rythme de celle-ci . Ferdinand fut saisit d'une bouffée de chaleur . Il déboutonna le col de la chemise, peina à calmer le désordre de sa respiration, mais ne put détacher son regard de Marie . Pour la première fois, il la découvrait troublante sous la lumière du jour, leurs habituels jeux ne les avaient guère accoutumé à une émouvante intimité . Une fée semblait s'être penchée sur la rousseur des joues et les couettes de Marie pour les transformer en une belle jeune fille, alanguie sur la mousse dans toute l'explosion de sa sensualité . Il sentit confusément naître en lui un sentiment étranger à l'innocence de leur amitié .
        Marie s'éveilla, vit son ami immobile, son ombre portée sur ses chevilles . Elle lui sourit nullement offusquée du regard de Ferdinand posé sur sa demie nudité . Elle s'amusa presque de son air ébahi, statufié dans la verticalité une canne sur l'épaule . Marie s'assit, rabattit la jupe sur ses genoux et ajusta le corsage avant de dire, les yeux pétillants de malice et d'ironie .
 - Ignorais-tu la présence d'une sirène dans les eaux de la rivière ?
La mine déconfite, Ferdinand bégaya :
 - Je... Je ne m'attendais pas à te... Te trouver ici !
Marie ne put retenir son rire devant attitude penaude du pauvre garçon . Le son clair de son rire s'éleva dans la tiédeur de l'après-midi et couvrit le bruissement de l'eau . Le rayon de soleil tamisé qui jouait dans ses cheveux et adoucissait les ombres du visage, composa pour le bonheur de Ferdinand le plus romanesque des tableaux . Le rire de Marie flotta au-dessus des massifs fleuris avant de s'évanouir dans le lointain, remplacé par un sourire d'ange qui dessina la minceur des lèvres et dans la transparence verte des yeux brilla la joie de voir Ferdinand .
 - Aurais-tu davantage souhaité une perche ou une truite ?
Le garçon retrouvant une faible part de son assurance, ignora la boutade et répondit :
 - J'ai cru comprendre que tu te rendrais à la fête au village .
 - Qui mieux que toi, peut apprécier le silence de la nature . Les fêtes sont ennuyeuses et bruyantes . J'aime autant le calme ombragé de la rivière . Dépose ton attirail nous allons nous baigner .. La température est d'une grande douceur, l'eau est à peine froide et son murmure nous invite à jouir de son onde .
Ferdinand qui n'avait retenu que la perspective d'une baignade, perdit le pauvre crédit d'assurance qu'il avait retrouvé et ses joues s'empourprèrent au souvenir du sein nu de Marie agité par la respiration .
 - Nous baigner ? Mais enfin je n'ai pas de costume de bain !
La jeune fille sentit l'embarras du garçon plus qu'elle ne le vit . Elle se leva sans précipitation avec une souplesse féline, s'approcha de lui et déposa un baiser sur la joue enflammée . La douceur des lèvres, la tiédeur et le parfum du corps de Marie, ajouta à son trouble et son embarras .
 - Oublies le costume de bain, nos culottes feront aussi bien . Souffla Marie.
Elle fit glisser la jupe le long de ses cuisses, puis retira le reste pour ne conserver que la culotte de coton blanc . Elle aida Ferdinand qui empêtré dans sa maladresse, se laissa dévêtir sans regarder autre chose que le soleil qui jouait dans les cheveux de son amie . Il se cramponna à son caleçon lorsque la boucle défaite, le pantalon tomba à ses pieds . Il resta ainsi plusieurs secondes les mains crispées sur l'élastique du sous-vêtement . Marie lui prit la main et l'entraîna dans la fraîcheur limpide de la rivière . Lorsque leur corps s'accoutuma à la température de l'eau vive, Marie lâcha la main du garçon et se laissa entraîner par le courant suivie de Ferdinand, deux brasses en arrière. La jeune fille nageait admirablement, disparaissant de temps à autre sous l'eau pour réapparaître quelques mètres plus loin . Ferdinand restait à distance, nageait peu, soucieux de ne pas perdre son vêtement qui menaçait d'échapper, l'élastique distendu par la force du courant . Il redoutait par dessus tout un contact avec le corps de Marie et la violence de la réaction qui s'était emparée de son bas-ventre à la vue du sein nu, dansant dans le jaune pailleté de la lumière solaire . Ferdinand prenait conscience de l'évolution de leur maturité à l'inverse de la jeune fille qui n'eut pas la même retenue . Elle donnait libre cours à sa joie, sa nage et sa gaîté libérée de toute appréhension . Lorsqu'un jonc accrocha sa culotte dénudant son intimité, elle se contenta de la remettre riant de la bonne farce et reprit la nage . Quand ils sortirent de l'eau, le sous-vêtement mouillé ne protégeait plus rien . Ferdinand  reprit le pourpre de l'embarras, croisa les mains devant le caleçon impudique et chercha des yeux un linge salvateur . Marie compatit au désarroi du garçon, sourit et lui tendit une serviette . Sur son carré d'herbe tendre baigné de soleil, elle s'allongea sur le dos . La lumière irisait les gouttelettes d'eau des cheveux mouillés en une myriade d'arc-en-ciels . L'effort de la natation avait accéléré sa respiration et agitait frénétiquement la poitrine . Elle baissa les paupières et s'abandonna à la chaude caresse du soleil d'après-midi . Ferdinand noua la serviette autour de sa taille et observa longuement Marie allongée . Elle avait replié un genou, ses mains étaient posées le long du corps et ses seins défiaient les lois de la pesanteur . Sous le déclin du soleil, sa peau prit une teinte ambrée et une perle d'eau sur son front accrochait un rayon de lumière jaune-orangé et brillait comme les facettes d'une topaze dorée . « L'Odalisque couchée » du peintre Ingres, lui parut bien fade dans son cadre de bois verni en comparaison du tableau tridimensionnelle que lui offrait Marie . Il s'arracha à la contemplation, s'enhardit et s'allongea contre la jeune fille . Il sentit à nouveau la violente contraction du bas-ventre qu'il tenta vainement de réprimer . La main de Marie prit la sienne, leurs doigts. se croisèrent et le vent léger déposa une mèche rousse sur le front du jeune homme, ce qui ne fit qu'accroître son désir et son émoi . Marie serra ses doigts autour de ceux de Ferdinand et demanda .
 - Es-tu satisfait de la pêche ?
 - Je n'ai rien pêché .
 - La prise ne te convient pas ? Ironisa la jeune fille .
Ferdinand ne répondit pas, se serra un peu plus contre elle, rassembla son courage et posa sa main emprisonnée sur le sein de Marie . Sous la pression des doigts de la jeune fille et le contact doux du sein, sa main trembla . Ils ne bougèrent plus ni ne soufflèrent mot . Le silence n'était troublé que par le bruissement de l'eau de la rivière qui s'écoulait . Quelques Cigales isolées égrenaient une mélopée et le chant d'un oiseau au loin leur parvint chuchoté .
        Ils étaient resté longtemps ainsi silencieux, bercés par la tendre mélodie de la nature, ensuite tout alla très vite . Marie attira le jeune homme sur elle, sentit son désir et chercha sa bouche . Ferdinand répondit à son baiser, libéra sa main et caressa la hanche de Marie . Ils firent l'amour rapidement avec la maladresse de leurs timides caresses . Marie ne put étouffer un cri lorsque Ferdinand l'honora .
        Ils rentrèrent se tenant par la main quand le soleil disparut à l'ouest après un dernier festival de couleurs, le ciel éclaboussé de rouge-orangé . Ferdinand manqua ce rare bonheur, égaré dans les bras d'un autre bonheur . Les ombres n'étaient plus, la richesse coloré s'était amenuisé et le crépuscule pourchassait les dernières auréoles lumineuses du jour .

        Quelques mois plus tard, la France mobilisa les hommes et Ferdinand partit en 1940 défendre le sol de la patrie . Blessé dans les premiers jours de la guerre, il fut soigné durant plusieurs semaines au Quinze-vingts, puis rentra au pays avec la vague promesse d'une guérison et une canne blanche . Marie mit au monde un garçon que l'on appela Jean ".

        Sur l'herbe sèche à peine froissée sous leurs poids, des pas approchent .
 - C'est toi chérie ? Demande Ferdinand qui reconnut le pas léger de sa femme .
 - Oui mon ami, il est temps de rentrer Jean doit s'en aller .
 - Allons-y, je me suis suffisamment reposé . Répond le vieil homme .
Il tend une main que Marie saisit et se lève . Il la prend dans ses bras, la serre contre lui, s'imprègne de sa chaleur et de son parfum . Marie lui caresse une joue, puis dépose sur l'autre un baiser aussi léger que son pas . Leurs deux mains unis, elle guide son mari aveugle jusqu'à la maison ...


                    Mai 2010. Emile LUGASSY.