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lundi 8 avril 2013

Le tramway.

  Tout le monde il est beau,
  tout le monde il est gentil. ...





 Le  Tramway


        Une serviette nouée autour de la taille,, Denise décroche le combiné du téléphone un peu avant que l'appareil n'entame sa sixième plainte. Une traînée d'eau trahit sa sortie précipitée de la sale de bains. Les pieds mouillés et les cheveux pas mieux lotis forment une large auréole au sol.
 - Allo ? dit-elle.
 - Madame Van Der Bilt ?
 - Que lui voulez-vous ?
 - Entreprise Dubois Madame Van Der Bilt. Je souhaiterai vous livrer l'armoire aujourd'hui même, disons dans une heure.
 - dans une heures dites-vous ?
 - Préférez-vous une autre heure ?
 - C'est un peu juste mais cela ira. Serez-vous seul ?
 - Je serai accompagné de mon apprenti.
 - En aurez-vous pour longtemps ?
 - Je ne le pense pas madame Van Der Bilt. Pourquoi cette question ?
 - J'ai un rendez-vous dans l'après-midi.
 - Vous est-il possible de l'annuler ? L'assemblage de l'armoire pourrait prendre du temps.
 - Rien d'autres ? demande Denise, contrariée à la pensée de reporter la mise en plis prévue.
 - Pourriez-vous libérer l'espace où je dois l'installer .
 - Ce sera fait.
 - A plus tard donc Madame Van Der Bilt.
 - C'est ça à plus tard.
Denise raccroche. Le combiné est auréolé d'eau et la mare élargie à ses pieds. Elle dénoue la serviette, s'en sert comme d'une serpillière. Elle ne prend conscience de sa nudité que la dernière goutte d'eau absorbée, le sol séché et la serviette trop mouillée pour reprendre sa fonction de pagne. Elle tire le voilage du séjour, un peu tard semble-t-il pour échapper à l'indiscrétion du vis-à-vis et surtout à celle d'un vieux monsieur au troisième étage dont, la terrasse et le regard plonge dans l'appartement des Van Der Bilt. Elle chasse de ses pensées les desseins inavoués du vieux Monsieur, préoccupées par la venue de l'ébéniste. Denise décommande le rendez-vous avec le coiffeur et s'enferme dans la salle de bains.

        Les Van Der Bilt et leur fille habitent un spacieux appartement au second étage d'un ravissant immeuble dans une rue calme de Bruxelle. Par une curieuse bizarrerie du sol ou de La construction des bâtiments, à moins que ce ne soit des deux, le tramway de façon aléatoire, signe son passage par une vibration des planchers. Petit désagrément sans conséquence autre, que la surprise des personnes étrangères et qui ne perturbe en rien la coupable industrie du vieux monsieur. Lequel a enfin vu ses efforts récompensés. Les experts de la société des transports, mandatés par leur direction ne pouvant solutionner le problème, l'incident a été oublié.
        Denise ne s'attarde pas dans la salle de bains et sitôt vêtue, s'empare d'un mètre ruban. Dans la chambre à coucher, elle gaspille quelques précieuses minutes à mesurer, juger, jauger, échafauder, imaginer l'espace et les volumes, puis, après mûre réflexion, elle libère l'espace squatté par une commode moderne laquée blanc, qu'elle pousse jusque dans la chambre de sa fille où le meuble trouve sa place. Elle accorde trois fugaces secondes d'attention à la gesticulation et la véhémence des reproches de Mademoiselle Van Der Bilt qui ne manqueront pas d'éclater. Elle pose un bibelot sur le dessus de la commode, histoire de briser l'offensive de sa fille et entreprend de nettoyer l'espace libéré.
        Denise Van Der Bilt, alors âgée de dix ans, a découvert et aimé le charme désuet des armoires normandes chez une tante bretonne. Le temps passé n'a pas entamé une once de sa passion pour les vieilles armoires. Cependant ne voulant pas d'un meuble ancien, elle a confié la fabrication d'une copie à un ébéniste, présenté par des amis. Denise repasse la serpillière une seconde fois lorsque la sonnette d'entrée retentit. Elle ouvre la porte pour tomber nez à nez sur de grands panneaux de bois vernis derrière lesquels, déborde la tête de Dubois, penchée sur la gauche.
 - Bonjour Madame Van Der Bilt ! lui dit-il.
Denise esquisse un rapide "Bonjour !" et demande :
 - Je ne vois pas votre apprenti.
Une petite voix intimidée lui parvient de derrière la masse de planches.
 - Je suis là Madame.
 - Je viens de laver le sol et à première vue, il est loin d'être sec. J'ai aéré pour accélérer le séchage, mais ça n'a pas l'air de fonctionner. Il va vous falloir attendre, je ne tiens pas à renouveler l'opération après votre passage.
 - Pouvons-nous déposer les éléments de l'armoire dans le vestibule en attendant que le sol sèche, demande l'ébéniste.
Sans abandonner l'armoire au pauvre apprenti arc-bouté derrière les éléments, il jette un rapide regard dans le vestibule. Dubois est bâti comme son armoire. Ses cheveux ont la teinte des bois qu'il utilise, le visage est barré d'une moustache à la gauloise d'un magnifique roux et des lunettes en demie lune, cerclé d'un fer noir, reposent sur les ailes du nez . Dubois et son apprenti déposent verticalement les éléments de l'armoire contre un mur du vestibule. L'apprenti, sa respiration bloquée, se charge de deux caisses à outils bien plus lourdes que lui. Il dépose sa charge près des panneaux à la limite de l'asphyxie et sous le regard attendri de Madame Van Der Bilt.
 Avez-vous trouver une place pour votre véhicule ? demande Denise.
 - Oui Madame, dans le parking aérien, lui répond l'apprenti, le visage encore rougi par l'effort.
Dubois tend un document à Denise.
 - Voici la facture, je l'ai rédigé selon vos souhaits.
 - Je vous remercie, se contente-t-elle de dire.
Elle abandonne les deux artisans pour se rendre dans la chambre à coucher. Le sol enfin sec, elle referme la fenêtre, s'assure que rien ne traîne et revient dire :
 - Le sol est sec, vous pouvez y aller.
Restée seule, elle prend connaissance de la facture puis, tirant de son sac à main un chéquier, elle rédige deux chèques à l'ordre de Dubois avant de les glisser dans une enveloppe. Elle prend un billet de cinquante euros et met le tout sous un presse-papiers. De la chambre à coucher, ne lui parvient que peu de bruit et des fragments de phrases échangées entre l'ébéniste et le jeune homme. Soudain, l'explosion de la voix de Dubois fait sursauter Denise : "Pas avec la râpe triple imbécile ! Sers-toi de la varlope et réduis le fer au minimum". Trois paires de secondes sont abandonnées au silence avant que la voix de l'apprenti ne le brise : "Monsieur Dubois, j'ai du mal à caler le fer." "Serres-toi du maillet, ne brûles pas les étapes de ton apprentissage mon garçon". Un bruit insolite venu de l'extérieur, détourne l'attention de Denise. Elle se lève et tirant un pan du voilage, découvre le voisin du troisième aux prises avec sa femme et une longue-vue dont le trépied menace de passer par dessus la balustrade. L'altercation est orageuse, la dame brandit la longue-vue et le mari lève les bras dans un geste de protection. La voix de Dubois la soustrait à son observation, au moment où la longue-vue se brise sur le rebord de la balustrade.
 - Nous avons terminé voudriez-vous voir l'armoire ?
 - je vous suis.
Le jeune homme, une balayette et une pelle dans les mains, pourchasse un reste de copeaux de bois. Les outils sont rangés et les deux caisses posées près de la porte . Dubois ouvre une des portes de l'armoire et dit :
 - J'ai fixé le miroir intérieur sur cette porte-ci. Vous bénéficierez de la lumière du jour venant de la fenêtre. Les étagères sont modulables, le tiroir ferme à clé et le porte-cravates est rabattable.
Il ouvre la seconde porte et poursuit :
 - J'ai prévu deux jeux de clés pour le cas où vous en perdriez un.
Ecoutant distraitement Dubois, Denise n'a d'yeux que pour son armoire. S'arrachant à la contemplation, elle demande :
 - Le porte-cintres est fixe ?
 - Il est extensible Madame Van Der Bilt. Il vous permettra une utilisation plus aisée, lui répond Dubois.
Aussitôt, il fait la démonstration de l'extensibilité de l'accessoire et poursuit la description de l'armoire.
 - Sous son habillage ancien, vous trouverez tout l'équipement moderne de rangement selon vos souhaits.
L'apprenti a ramassé et déposé dans un sac plastique, ses copeaux. Dubois referme les portes de l'armoire et après une ultime vérification de l'imposant meuble, dit :
 - Si vous avez le moindre souci n'hésitez pas à m'appeler.
 - Craignez-vous quelque chose Monsieur Dubois ?
 - Nullement ! C'est juste dans le cas où vous auriez besoin de plus amples informations.
 - Je vois, dis Denise. - A présent, passons dans le séjour.
Denise tend à l'ébéniste l'enveloppe contenant les deux chèques en lui disant :
 - Vous pouvez déposer le premier aujourd'hui même. Pour le second, vous attendrez le mois prochain.
 - Ce sera fait, lui répond Dubois.
Il empoche l'enveloppe et se saisit de la plus lourde des caisses à outils au grand soulagement de son apprenti. Denise serre la main du jeune homme en lui glissant le billet de cinquante euros.
 - Au revoir jeune homme ! Apprenez bien, vous serez un jour l'égal de Monsieur Dubois.
 - Je vous remercie Madame, lui répond ce dernier un peu de rose sur les joues.
Denise, amusée par l'embarras de l'apprenti, accentue son sourire ce qui n'arrange pas la confusion du jeune homme, intimidé par la beauté de Madame Van Der Bilt. .

        L'artisan parti, son apprenti cavalant derrière lui une caisse à outils sur l'épaule, , Denise entreprend de ranger l'armoire. Elle fait une sélection parmi les vêtements de son mari et des siens propre, soulageant le grand placard du vestibule. Elle est affairée dans le placard lorsqu'un formidable bruit venant de sa chambre la surprend. Elle laisse en plan les vêtements qui privés de support, s'étalent sur le sol. Dans la chambre, elle découvre, effarée, la belle armoire affalée sans retenue sur le lit. Denise s'impatiente le combiné dans la main. Elle ne compte plus les sonneries. Enfin, à la dixième ou la quinzième, elle n'a plus compter après la neuvième, la voix essoufflée de l'ébéniste lui répond.
 - Monsieur dubois venez vite, s'il vous plaît !
 - Que vous arrive-t-il Madame Van Der Bilt ?
 - L'armoire est tombée.
 - Drôle de chose que vous me dites-là ! Comment est-ce arrivé ?
 - Je l'ignore ! Votre armoire s'est autorisée à coucher dans mon lit.
 - Je ne comprends pas !
 - Vous devriez ! Vous êtes l'ébéniste.
 - Madame Van Der Bilt, mes armoires ne tombent pas toutes seules ! Si vous ne pouvez me dire comment, savez-vous quand elle est tombée ?
 - Quelques minutes après votre départ et au passage du tramway.
 - Du tramway ? Qu'est-ce à dire ? Plaisantez-vous ?
 - Monsieur Dubois, ai-je l'air de plaisanter ? Je vous dis que votre armoire se prélasse dans mon lit et vous prenez cela pour une plaisanterie !
 - Madame Van Der Bilt, la chose est si peu commune que je m'interroge.
 - Ne vous perdez pas en conjecture Monsieur Dubois, l'armoire ne peut attendre.
 - J'arrive Madame Van Der Bilt.

        Dire que Dubois est perplexe devant le spectacle de son armoire, étalée sans pudeur dans le lit de madame Van Der Bilt est un gros mensonge. Il aurait vu le Mannekenpiss transformé en Rastatopoulos ne l'aurait pas plus dérangé. Il prend le temps de rapatrier ses idées parties en tous sens, de remettre le Mannekenpiss sur son socle puis, il redresse le meuble comme on le ferait d'une chaise renversée. Hallucinant !!! Denise, elle, époustoufflée par la montagne musculeuse, en oublie l'armoire. Son regard va du lit à l'ébéniste et de Dubois au lit, le temps fulgurant de l'image érotique qui a traversé son esprit. Dubois, indifférant aux émois de sa cliente, se met en devoir d'examiner le meuble sous toutes les coutures ou plutôt les points de fixation. Il vérifie ensuite avec un niveau la verticalité et l'horizontalité du meuble. Il constate non sans soulagement que ni l'armoire, ni le lit n'ont subi de dégâts. Il ouvre les portes, les referme, tente de basculer l'armoire, ne trouve rien d'anormal, se gratte la tête, les sourcils en accent circonflexe. Denise reprenant pied sur terre et restée silencieuse jusque-là, demande :
 - Alors Docteur ! Quel est votre diagnostic ?
 - Je ne comprends pas ! Cela me dépasse !
 - Monsieur Dubois, le moment est mal choisi pour baisser les bras. Vous êtes le concepteur de ce meuble et êtes à même de trouver la solution.
 - L'armoire est stable, tant horizontalement que verticalement . Les portes étaient-elles ouvertes ?
 - Fermées. Pourquoi votre question ?
 - Je n'en sais rien encore, je m'interroge.
Dubois se gratte à nouveau la tête, vérifie sans trop y croire l'assise du socle de l'armoire, puis prend l'air du professionnel qui a trouvé le commencement d'un début de solution et dit :
 - Il n'y a qu'une chose à faire.
 - Oui laquelle ? l'interrompt Denise.
 - M'installer à l'intérieur de l'armoire, portes fermées . Je verrai ainsi de l'intérieur, ce qui cloche, lors du passage du tramway.
Denise interloquée, le regarde sans comprendre.
 - Vous croyez que c'est une bonne idée ?
 - Je n'en sais fichtre rien, je n'ai que ça à vous proposer. Denise ne prend qu'une seconde pour réfléchir, peu pressée de voir partir l'homme qui l'a mise en transe.
 - Faîtes ! Si cela peut éviter à mon lit un nouvel assaut cavalier de l'armoire.
Dubois prend place dans le meuble, côté penderie. Denise a juste le temps de refermer la porte de l'armoire sur l'artisan que celle de l'entrée s'ouvre livrant passage à Monsieur Van Der Bilt, rentré plus tôt que de coutume.

        Il accroche son chapeau et son trench-coat, prend le temps de jeter le trousseau  de clés dans une coupelle, retirer ses chaussures, enfiler des pantoufles au bord de l'extrême onction et donne enfin de la voix :
 - Chérie ? Tu es là ?
 - J'arrive, répond Denise venant au devant de son mari.
 - L'armoire est-elle livrée ? demande celui-ci.
 - Elle est dans notre chambre.
Denise est sur le point de lui raconter les péripéties du meuble, lorsque le téléphone sonne. Avant de décrocher le combiné, elle marmonne une vague excuse ou quelque chose de similaire que le mari prend pour telle. A l'autre bout du fil, la voix de Mademoiselle Van Der Bilt chantonne à son oreille. Monsieur Van Der Bilt abandonne sa femme aux prises avec le téléphone et se rend dans la chambre. Son premier regard est pour l'armoire, un imposant meuble dominant le fragile lit du haut de sa structure. Il s'attarde sur la douceur des bois, le reflet de la lumière de fin d'après-midi sur le poli du vernis et la fioritures des moulures. Dubois peine à respirer, les vapeurs de vernis l'étourdissent quelque peu. Professionnel jusqu'au bout des ongles, le ridicule de la situation n'a pas sa place dans son esprit. Il est préoccupé par l'incident du meuble et curieux de savoir. Ce n'est pas tous les jours qu'une armoire tombe sans raison et particulièrement une des siennes.
        Denise converse avec sa fille, oubliant son mari, le meuble neuf et l'ébéniste enfermé à l'intérieur.
 - Comment ça tu ne rentres pas ce soir ?
 - J'ai dit que je rentrais plus tard !
 - Où passeras-tu la soirée ?
        monsieur Van Der Bilt exprime son admiration à voix haute comme s'il s'adressait à sa femme. Mais qu'elle est belle cette armoire ! Du noyer massif assurément, rien à voir avec les meubles en panneaux de particules que l'on nous vend aujourd'hui."
 - Je le connais ce garçon ? Questionne Denise.
 - Oui maman ! Il est le fils des Berger.
        Dans la chambre monsieur Van Der Bilt ouvre une porte, tire un tiroir, examine les fixations en queue d'arondes, referme le tout et ouvre la seconde porte. Tassé dans le fond de "son armoire", un gros rouquin, des moustaches à la gauloise et des lunettes posées sur les ailes du nez.
 - Tu seras seule avec lui ?
 - du tout maman, nous serons une dizaine. J'ai tout de même vingt ans et assez de raison pour savoir me tenir.
 - Il n'y a pas d'âge pour les bêtises ma fille !
        Dire que les deux hommes sont étonnés, n'est qu'une infime part de la vérité. On eut dit qu'il ne regardait pas le même film d'horreur ou plutôt, si le film était bien le même, il ne bénéficiaient pas d'un dialogue idoine. Dubois, ébloui par la lumière du jour, se demande où se trouve madame Van Der Bilt et pourquoi ce type qu'il suppose être le mari, n'est pas au courant de la situation . Le mari n'ayant jamais vu l'ébéniste auparavant, aimerait bien savoir ce que fout cet énergumène dans une armoire neuve. Les plus noirs soupçons lui traversent l'esprit à la vitesse du tramway. Sans plus réfléchir, indifférent à la corpulence de Dubois, il tend les mains pour se saisir du bonhomme et le balancer par la fenêtre sans même prendre la peine de l'ouvrir. Dubois regardant les deux petites mains de fonctionnaire avancer vers le col de sa chemise, sourit et dit posément, comme la chose la plus naturelle au monde :
 - Peut-être ne le savez-vous pas, j'attends le tramway...

    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY.

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