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mercredi 10 avril 2013

Une oraison funèbre.

  Tout le monde il est beau,
  tout le monde il est gentil.








  Une oraison funèbre


        "Saturnin Salami n'est plus. Les obsèques auront lieu le jeudi, dans le cimetière du village de Tarlatane."

        Paru dans le journal du soir, rubrique nécrologie, l'avis de décès a étonné certains, laissé indifférents d'autres. Saturnin Salami est mort au printemps, sa saison préférée, quand la nature et sa nature propre reverdissent . Admis dans un état grave, il s'est éteint dans la chambre de l'hôpital et après deux jours d'incertitude. Le soir de son accident, passablement éméché, il a quitté le restaurant et des amis. Il était tard et la route peu éclairée. Pour d'obscures raisons, il est sorti du virage, une portion de route cent fois empruntée par lui, pour s'encastrer dans le mur nord de la bâtisse du vieux Mathurin. Il a fallu deux heures de temps aux secours appelés par un automobiliste, pour désincarcérer Salami.
        Il y a bien longtemps que le cimetière de Tarlatane n'a accueilli des obsèques aussi grandioses. Non que Saturnin Salami soit un grand bonhomme, une célébrité courue si l'on excepte le contenu de son carnet rose, un homme dont l'influence est prépondérante, non, rien de cela ! Il est seulement de ces hommes dont on apprécie l'amitié et par dessus tout la compagnie. Le corbillard fleuri comme pour la fête nationale et le corso de février, caracolant en tête, suivi par une interminable file de voitures, traverse le village au pas d'une tortue victime de l'insolation. L'absence de parking et la pauvreté de places autour du cimetière,, contraignent les chauffeurs à s'éparpiller dans les rues et jusque dans la cour de la gendarmerie désaffectée l'an passé. Seul le corbillard est autorisé à franchir l'enceinte du cimetière rapidement rejoint par la cohorte des amis derrière la famille se résumant à sa femme, sa fille, sa mère et un labrador famélique resté à la maison avec la chatte et le poisson rouge. Le cercueil plus sobre que ne l'a jamais été Saturnin Salami est déposé au bord de la fosse. Malgré l'étroitesse de lieu, toutes les personnes , enfin, presque toutes parviennent au prix de quelques contorsions à faire cercle autour de la fosse, de l'acajou du cercueil et du père Donadieu. Ils ont emprunté l'habit et le masque de circonstance. Même le temps a revêtu un costume gris et versé trois gouttes de pluie en guise de pleurs. Madame Salami et sa fille Maryse, très dignes dans leur chagrin, sont les deux seules personnes dont la tristesse n'est pas empruntée. Des personnes tout aussi sobrement vêtues errent dans les allées, fautes d'avoir trouvé une place dans les trois cercles concentriques entourant la dernière demeure de Saturnin Salami. L'associé de Saturnin, un grand échalas avec des bras longs comme des ailes d'avion et des mains dont il ne sait que faire, roide dans son costume noir est près de madame Salami. Célestin dont la taille n'a rien à envier à l'associé fait des efforts désespéré pour passer inaperçu derrière Maryse et madame Salami. Le fiancé de Maryse, un éphèbe que ne renierait pas les péplums italiens, aidé par les deux employés des pompes funèbres, dispose les fleurs et les couronnes avec un art consommé. Un peu à l'écart, une jolie jeune femme dont on devine sous le manteau, l'harmonieuse rondeur du ventre bavarde avec un homme pas plus âgé dont le bas du pantalon sombre, un poil court, laisse voir des chaussettes roses. Le fiancé a rejoint sa bien-aimée, les fleurs et les couronnes savamment disposées comme pour un décor de cinéma. Il faut dire qu'il a tourné un bout d'essai à Cinécitta
        pour un petit rôle dans un péplum.

        Le père Donadieu, vêtu de la chasuble des grandes cérémonies, se détache de l'assemblée pour se rapprocher du cercueil. Il a connu Saturnin enfant de choeur et bien avant encore, lorsque tous deux usaient leur fond de culotte sur les bancs du CP de Mademoiselle Lelongbec. Il réclame le silence et rend un vibrant hommage au défunt. Il ravive le souvenir de l'enfant du pays qu'était Saturnin, son assiduité à l'église, Les monodies qu'on lui confiait et qui, magnifiées par sa voix de premier de choeur, enchantait les offices. Il dit combien il a été fier de célébrer le mariage de Saturnin dans son église. Cette même maison de Dieu où enfant, Saturnin et lui ont été heureux. Il termine son homélie non sans arracher à l'assistance une poignée de larmes : "Rappelé par le Seigneur, tu nous as quitté dans la force de l'âge. Nous ne comprenons pas toujours ses raisons nous autres pauvres pécheurs, aussi ne pouvons-nous que prier pour le salut de ton âme".
        Le père Donadieu cède la place à madame Salami et sa fille. Dans une alternance de voix, un peu comme pour se soutenir dans un douloureux moment, elles parlent du père et du mari qu'a été Saturnin.
 - ...Bien que le silence de ton absence soit cruel et douloureux, nous apprenons à vivre avec. Dans nos coeurs, tu vis toujours  et comme par le passé, ta présence nous accompagnera dans les actes de la vie.
 - Tu as été et seras toujours le bon mari aimant que j'ai épousé .
 - Tu as été et seras le merveilleux père dont j'ai toujours rêvé, poursuit Maryse.
A la fin de leur hommage, le cercueil est mis en terre et Maryse s'adresse à l'assemblée en ces termes :
 - Nous allons tous nous retirer pour laisser seuls ceux et celles qui souhaiteraient, s'entretenir avec Saturnin.
        Resté seul, le père Donadieu se penche au-dessus de la fosse et d'une voix basse de confesseur s'adresse à Saturnin : "Mon vieil ami, je ne t'ai pas souvent vu à confesse. Pour dire vrai, tu as déserté l'église, ton mariage sitôt consommé. Tu n'as plus été un bon chrétien et cela me désole. Puisses-tu retrouver auprès du Seigneur, le chemin de ta foi. Saches aussi que là-haut n'est pas une cour d'école, aussi, laisse les anges en paix." Il dit une dernière bénédiction, se signe et avant de rejoindre les autres, baisse un peu plus le ton de sa voix et dit : "Tu me manqueras vieux brigand !"
    Madame Salami, penchée au-dessus de la fosse, jette une fleur et dit à son défunt mari : Mon pauvre Saturnin, te voilà bien avancé. Vois, où cela t'as conduit de courir la gueuse. Nous n'avons eu de bonheur que durant l'année de notre union. Très tôt tu t'es lassé d'aimer et déserté mon lit. Les années qui ont suivies j'ai entretenu pour nos proches, l'image du couple uni." Elle marque une pause de quelques fractions de secondes, le temps d'une inspiration et poursuit : "Pour combler la froideur de mes nuits glacées, j'ai pris des amants. Ce n'était que quelques heures d'éphémère bonheur arrachées à ma solitude. Célestin a de tout temps été un ami fidèle et patient, je pense que son amour me sera d'un grand secours."
    Maryse se penche au-dessus de la fosse et parle à son père : Père, absent, tu l'as toujours été . S'il t'arrivait d'être présent, tu n'étais pas là, absorbé par la télévision ou les plans de tes inventions. J'ai grandi auprès d'une ombre. Tu ne connais de mon fiancé que trois mots échangés entre deux portes. Nous avons maman et moi, vécu en parallèle de ta vie. Trois étrangers sous le même toit". Elle se relève, essuie une larme et rejoint sa mère .
        L'associé s'approche, encombré par la longueur de ses bras,. : "Salut Saturnin, je frappe à ton cercueil comme j'ai souvent frappé à la porte de ton bureau pour solliciter trois minutes d'attention. J'ai respecté ta façon de travailler, de diriger l'entreprise et, erreur fatale, te laisser seul gardien des secrets de nos inventions. Peut-être que là-haut, tu te fends la poire avec les anges et que du moteur, tu t'en fiches. Pourtant tu es le seul à savoir le finaliser et me tirer des emmerdes. Ne peux-tu demander à Saint-Pierre un congé sabbatique, le temps de terminer la conception du moteur. Tu ne vas pas me laisser choir et priver le monde d'une invention révolutionnaire". Il se retire, traînant ses ailes d'avion dont il ne sait plus que faire.
        Célestin, penché au-dessus de la fosse comme il a vu le père Donadieu le faire, regarde l'acajou du cercueil envahi par les fleurs. Il s'est tu si longtemps qu'il ne sait par quel bout commencer. Sans plus réfléchir, il ouvre les vannes de son discours, comme on se jetterait à l'au dans une incohérence de mouvements : "Aussi longtemps que je me souvienne, j'ai vécu dans ton ombre, envier ton intelligence, ta réussite et jalouser tes succès féminins. Très tôt amoureux de ta femme mais ne possédant pas ton culot, j'ai attendu mon heure que voici. Il a été un temps, Dieu me le pardonne, où torturé par les affres d'un amour non partagé, j'ai voulu ta mort. Toi, tu t'en fichais, toutes les nanas te tombaient dans les bras. D'ailleurs, je me demande de quoi tu ne te fiches pas. Que je devienne ou pas l'amant de Capucine, là-haut tu t'en soucieras pas plus qu'ici bas".
        Max Lévy, un quart de cheveux gominé, épargné par la calvitie, les godasses bicolores, le regard torve et la dégaine du gangster échappé d'un film des années trente, choisit une autre place pour se pencher au-dessus de la fosse. Un diamant scintille dans les plis de sa lavallière et un autre à son annulaire gauche : "Mon cher Saturnin, plus qu'un ami, tu as été un frère. Tu m'as sauvé de la faillite, redressé mon entreprise et fait fructifier mes affaires. Aussi, j'aurais été peiné de te voir partir sans te solder ma créance. Dans ce chèque tu trouveras la somme empruntée, intérêts" et capital. Il dépose une enveloppe sur le cercueil, se redresse, coiffe sa gomina d'un borsalino noir, adresse un signe de tête à la jeune femme arrondie du ventre et s'en va.
        Un ami d'enfance, dévoré par l'embonpoint, le genre plante grasse dans un décor et qui ne s'anime que par la parole, pose ses souliers dans les empreintes de Max Lévy et se penche au-dessus de la fosse. Il jette dans le trou une marguerite effeuillée, style "je t'aime, moi non plus", se racle la gorge et s'adresse à son vieux copain : "Tes aventures féminines m'ont toujours fait rire par leur cocasserie.  Quand tu es devenu l'amant de ma femme, je n'ai plus ri. A présent, je n'ai pas mon rival et pas plus de femme. Le plus triste de l'affaire est que désormais tu ne me feras plus rire".
        La mère du défunt, appuyée sur une canne à pommeau d'argent penche la tête au-dessus du cercueil de son fils et de sa voix chevrotante de vieille dame digne, accompagne sa plainte de trois larmes : "Mon fils, mon unique fils, voilà qu'après le départ de ton père, le destin me prend mon dernier soutien. Que vais-je devenir maintenant. Je ne peux me tourner vers ta femme, quand à Maryse, elle a sa vie à bâtir. Je voudrais que de là-haut, tu penses de temps à autre à ta vieille maman".
        La jeune femme, sans un regard pour l'assemblée qui n'a d'yeux que pour elle et la rondeur de son ventre, prend la place de la vieille maman. Un florilège d'interrogations secoue la docte assemblée sur l'identité et la présence parmi eux d'une jeune femme enceinte. Elle jette une bague dans la fosse, pose les mains sur le ventre et dit : "Quand tu m'as demandé du temps pour réfléchir à nous deux, tu ne parlait pas d'éternité. J'ai cru sottement que de me faire un enfant te comblait. Je ne sais plus que penser de celui que tu me fais dans le dos. Je te savais mufle mais pas au point de prendre la poudre d'escampette par la grande sortie. Enfin, il me resteras de toi deux enfants, le plus pénible seras celui du dos". D'un bouquet, elle arrache une fleur, la jette dans la fosse et s'en va.
        L'homme jeune aux chaussettes roses se penche au-dessus du cercueil, jette une rose de la même couleur que les chaussettes et d'une voix précieuse parle au défunt : "Je ne sais si je dois rire ou pleurer de mon infortune ...
 - Coupez ! l'interrompt en hurlant le metteur en scène. Il se rapproche de l'acteur.
 - Wilson mon vieux que t'arrive-t-il ? C'est pas bon. Revoyons le script ensemble, tu veux bien. Être plaqué par son julot pour une nana la veille de son accident n'est pas chose banale, alors exprime-le. OK ! On fait encore un essai. On reprend les enfants, tout le monde en place. François fais-nous un peu de pluie ! Silence, on va tourner ! Moteurs les enfants !!!

    OCTOBRE 2010, Emile LUGASSY. 

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