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lundi 25 février 2013

Une peur irraisonnée.

Histoires insolites.

Une peur irraisonnée.


L'auto s'arrêta à l'entrée de la ruelle. L'éclairage urbain en panne, un faible quart de lune et la lumière pâlichonne de quelques fenêtres l'illuminaient. La nuit tombée avait chassé des trottoirs toute vie humaine et seul le ronronnement feutré du moteur chahutait le silence. La nuit cependant favorisait l'étude des constellations par des astronomes endimanchés sans bourse déliée, sans l'aide d'une optique et consentir à sacrifier une nuit, perdus dans la contemplation de la voûte céleste. Un reste de douceur estival avait grignoté l'arrivée de l'automne
et les vents du Nord prirent un sage retard. La ruelle prolongeait le mur Sud du cimetière formant à une trentaine de mètres de l'entrée, un coude de soixante dix degrés vers le Nord-Ouest. L'étroitesse de sa chaussée interdisait le stationnement bilatéral et la largeur des trottoirs toléraient difficilement les croisements. Lucille ouvrit la portière arrière, posa l'aiguille du talon de sa chaussure sur le trottoir et à l'instant de sortir du véhicule, Jules, le passager assis près d'elle lui dit mi-figue, mi-raisin :
- Faudrait voir à payer tes impôts ma petite Lucille.
- Gros malin ! répliqua-t-elle.
Roger, le passager avant dit à son tour :
- La rue est sombre, veux-tu que je t'accompagne ?
- Reste assis, le coin est calme et la luminosité est suffisante pour ne pas marcher sur une crotte.
- Pour être tranquille ? Il l'est assurément. Ce ne sont pas tes voisins qui feront un barouf à neuf heures du soir ! reprit Jules.
Stéphanie, les mains restés sur le volant alla de son grain de sel.
- Il n'y a pas que la nuit qu'ils sont calmes. - Forcément, ils ont comme qui dirait le sommeil lourd.
- Vous pourriez faire court ? rétorqua Lucille.
Roger attendit la fin du rire de Stéphanie pour s'adresser
à Lucille.
- Assieds-toi, nous en avons pour la soirée, je le crains.
- Ca promet ! Soupira la jeune femme.
- Vous n'avez jamais eu à déplorer la fuite d'un pensionnaire ? s'exclama Jules que le rire de Stéphanie avait contaminé.
- Tu te trouves drôle ?
Jules ne l'écouta pas.
- Imagines les gros titres de Var-matin : "Mécontents du confort, on déplore la disparition d'un certain nombre de pensionnaires du cimetière..."
- Je ne sais pas si c'est le vin ou l'apéro mais le dîner doit avoir une part de responsabilité dans vos divagations. Je reste, j'ai hâte de découvrir les limites du délire.
Elle arrangea son assise et referma la portière après avoir baissé la vitre. Jules balaya d'un revers de main la réflexion de Lucille et poursuivit.
- Autrefois dans les régions reculés, les personnes tombées en catalepsie étaient enterrées par ignorance de la maladie,. Vous pouvez deviner la panique à leur réveil dans un cercueil.
- Je crois savoir qu'à la suite de ces macabres découvertes, il fut décidé qu'un employé des pompes funèbres mordrait le gros orteil de la personne décédée pour confirmer la mort, ajouta le blond Roger.
Jules laissa passer l'ange noir et trois paires de secondes avant de prendre la suite de Roger.
- D'où l'origine de croque-morts ! Nos aïeux n'avaient que ce moyen rudimentaire pour diagnostic. Durant la prohibition, la mafia américaine s'était servie de corbillards pour
livrer ses bouteilles d'alcool couchés dans le cercueil à la barbe des policiers.
Stéphanie ne trouva rien de mieux à raconter qu'une fable.
- Une riche et jeune héritière, mariée depuis peu à un Duc désargenté, se mourrait de langueur dans le dédale d'un vieux manoir, planté au beau milieu d'un magnifique parc. Le Duc avait plus de passion pour la chasse que pour son épouse dont la santé fragile faisait craindre le pire à son entourage. Un soir, la femme de chambre découvrit sa maîtresse inanimée sur le carrelage de la chambre nuptiale. Les derniers sacrements reçus, le corps de la jeune Duchesse fut abandonné au croque-morts. Ce dernier investi de tout le tralala de sa profession, mordit le bel orteil offert à sa dextre. Le cri de douleur poussé par la jeune femme réveillée, glaça d'effroi l'assistance et désespéra le Duc qui se voyait libre à la tête d'une fortune.
- Vos inepties ont-elles pris fin ? Je peux envisager de rentrer à la maison ?
- Un peu de patience Lucille, j'ai mon histoire à raconter, dit Roger.
- Voyons voir, tu as sauvé de la catalepsie une princesse, lui répondit la jeune femme ironique. Stéphanie ne voulant pas être distancée y alla de sa boutade.
- A son réveil la dite princesse était en vérité la domestique qui, séduite, voulut l'épouser. Jules si prompt à relever se contenta de bailler. Roger lui, attendit la fin du rire des deux jeunes femmes pour narrer son histoire.
- Lors de la canicule de 2003, les pompiers nous avaient amené un vieux monsieur déshydraté. J'étais alors à deux mois de la fin de mon internat. Après avoir examiné le type, je demandai à une infirmière de le perfuser sans trop y croire. La pauvre fille était si débordée qu'elle oublia mon bonhomme dans un coin des urgences. Au soir le vieux Monsieur, sorti du coma frais comme un gardon, nous demanda ce qu'il foutait ici et qu'il lui fallait rentrer nourrir ses animaux. Comment il avait récupéré en peu de temps et sans soins resta un mystère.
Lucille croisa trois regards interrogateurs, secoua la tête et dit :
- Je n'ai rien à vous raconter, pas un pensionnaire du cimetière ne m'a demandé l'hospitalité et au vu de l'heure, je vous abandonne.


Lucille regarda les feux arrières de la voiture s'éloigner jusqu'à n'être plus qu'un point rouge dans la nuit. L'auto partie, le silence reprit possession de la ruelle. D'où elle se trouvait, la jeune femme ne pouvait voir que le mur d'enceinte du cimetière et une partie de la ruelle. Elle assura la bandoulière du sac à main et s'engagea d'un pas ferme. L'écho des talons sur le trottoir résonnait sur la façade des maisons. Elle ignora la sonnerie du téléphone portable, dépassa deux chats qui se disputaient la chaleur d'un capot de voiture encore tiède et évita une masse sombre sur le trottoir dont la nature ne permettait aucun doute. Arrivée au coude, elle s'arrêta, pétrifiée. Les cheveux s'étaient dressés instantanément, le coeur se prenait pour un jumbee et son dîner pour un yoyo. Elle ouvrit la bouche sans émettre autre chose qu'un peu d'air, ses pieds avaient l'immobilité d'un réverbère, un glaçon parcourut ses vertèbres et la chaleur d'un liquide coula le long de ses cuisses. Les yeux exorbités ne quittait pas d'une once l'objet de sa terreur. La sonnerie du téléphone rapatria un peu de sang et de couleur à ses joues, le coeur abandonna le jumbee et le dîner son yoyo. Alertés par la sonnerie, trois squelettes d'enfants au bout de la rue tournèrent leur crâne en direction de Lucille pour disparaître aussitôt dans l'entrée du numéro 13. Lucille eut beau se frotter les yeux, la ruelle était aussi déserte que le Sahara après un passage du Rallye des gazelles. Elle attendit encore, ne vit rien réapparaître, mit cela sur le compte d'un feu follet et retrouva suffisamment de raison pour bloquer la sonnerie du téléphone, se traiter de poltronne qui mouille sa culotte, qu'elle ne pouvait avoir vue de squelettes que dans la salle de dissection de la Fac de Médecine et avait sans doute abusé du rosé au dîner. Elle chassa l'image des trois crânes tournés vers elle et reprit la marche. L'écho des talons était amplifié et sa respiration accélérée était celle d'un marathonien à trois cents mètres de l'arrivée.
Le numéro 13 grandissait à chaque pas, Lucille n'avait d'yeux que pour la porte vitrée derrière la sécurité de laquelle l'attendait l'oubli de son hallucination, le calme de la respiration et un retour de normalité. Elle poussa la porte et, dans la pâleur du croissant lunaire, le vit. Deux cris jaillis dans le même temps, lacérèrent la lourdeur du silence. C'en était trop pour Lucille, elle s'effondra sur le carrelage de l'entrée comme l'eut fait une marionnette privée de ficelles. La main du squelette tira le crâne par le sommet libérant la frimousse acnéique d'Amélie imitée par les deux autres enfants.
- Elle est morte ? demanda le garçonnet.
- Elle n'est qu'évanouie. Lui répondit Amélie, penchée sur le visage de Lucille.
- On va nous punir ? interrogea à nouveau le garçonnet, inquiet à l'idée d'une punition.
- Aucune raison, nous n'avons pas fait de mal. Nous fêtons Halloween...


SEPTEMBRE 2010, Emile LUGASSY.

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