Onglets

dimanche 24 février 2013

Une gueule cassée.

 Au temps des guerres.






Une gueule cassée.


        Le miaulement du chat déchira le silence de la maison lorsque Mathilde ouvrit la porte de la cuisine, plongée dans la pénombre. Sa silhouette se découpa dans le rectangle dessiné par la lumière extérieure. Elle avait visité les pièces une à une, ouvert des volets sans découvrir autre chose que le silence bousculé par l'animal et une odeur de ratatouille. Le chat miaula à nouveau se frottant contre sa cheville avant de disparaître dans la salle à manger. Mathilde posa sur la table la boule de pain qu'elle tenait encore lorsque la légèreté d'une respiration la fit sursauter. Elle cria aussitôt, sans penser à allumer ou à percer la pénombre, un peu pour masquer son appréhension et par bravache, pour ne pas fuir.
  - Vous pouvez sortir la guerre est finie et depuis belle lurette !
Venue du coin le plus sombre de la cuisine la douceur d'une voix mélodieuse comme celle d'un chanteur de charme lui répondit.
  - Il est inutile de crier belle Mathilde.
La jeune femme ne put retenir un cri de surprise.
  - Bonté Divine ! Alphonse tu es de retour ? Mais que fais-tu dans le noir ?
  - Le noir n'est qu'une illusion, derrière toi il fait grand jour.
Un soleil haut dans le ciel inondait la salle à manger, la campagne niçoise s'étendait à perte de vue et par beau temps le regard pouvait apercevoir le clocher de la Turbie.
Négligeant la boutade Mathilde répéta sa question.
  - Que fais-tu dans le noir et depuis quand tu t'y trouves ?
  - Une question après l'autre s'il te plaît. Je suis rentré il y a deux mois.
  - Qu'attends-tu alors pour émerger de ta tranchée ? La guerre te manquerait-elle ? As-tu une vague idée du temps ?
  - Nous sommes en avril 1919 et le plus savoureux des printemps.
  - Ca n'a pas l'air de t'émouvoir si j'en juge par ton refus de t'éveiller à la nature. Zut, après tout, cela suffit comme ça !
Mathilde ouvrit les volets sans plus attendre, aussitôt la générosité de la lumière solaire inonda la pièce. Satisfaite, elle se retourna et, les yeux agrandis, leur azur ombragé, porta trop tard la main à sa bouche pour étouffer le cri d'horreur qui avait jailli du fond de sa gorge. Elle tourna de l'oeil et s'écroula évanouie dans les bras d'Alphonse qui avait bondi d'instinct.
        Lorsque Mathilde ouvrit les yeux, elle était allongée sur un canapé du salon commun à la salle à manger, les volets entrebaillés ne laissaient passer qu'un filet de lumière. Sur un guéridon à sa portée étaient posés une carafe d'eau et un verre rempli à moitié. Alphonse était assis sur un fauteuil le visage dans l'ombre et le chat lové sur ses genoux. Mathilde s'assit sur le canapé avec un froissement de jupe qui fit fuir le chat. Elle mit de l'ordre dans sa chevelure noire et les plis de la jupe à la pensée qu'Alphonse l'observer, ne voyant de lui que ses vêtements clairs. La voix d'Alphsonse la devança quand elle ouvrit la bouche pour parler.
  - Ne cherches pas le bouquet de fleurs, je n'attendais pas ta visite. Il me reste un bonbon au fond d'un sachet de ceux que tu préférais.
Elle déclina l'offre et demanda :
  - Où sont tes parents ? La réponse arriva plus laconique qu'un télégramme.
  - Aux champs.
Mathilde prit le temps de vider d'un trait le verre d'eau et de le remplir à nouveau avant de revenir sur l'objet de sa frayeur. Le chat tourna autour de ses pieds, frotta son pelage contre ses chevilles puis retourna se lover sur les cuisses d'Alphonse.
 - Qui t'a fait pareil visage ?
  - Que veux-tu savoir belle Mathilde ?
  - La guerre là-haut, comment était-ce ?
  - Moche ! La boue et la peur du matin au soir et de la nuit au lendemain. Chaque matin nous comptions les camarades pour recommencer le soir, étonnés d'être encore présents.
  - Dans quelles circonstances  as-tu été blessé ?
  - Brûlé Belle Mathilde ! Nous avions pris et nettoyé une tranchée allemande après de durs combats.
Mathilde le coupa sans ménagement.
  - C'était quand ? Avant-hier ou l'an passé ?
La jeune femme ne vit pas le sourire qui accentuait les cicatrices d'Alphonse. Il attendit qu'elle eut retrouvé sa sérénité pour poursuivre. Le chat se contenta de redresser la tête, de bailler puis reprit le ronronnement.
  - Septembre je crois, oui c'est bien septembre 1918, le 15 ou le 16 je ne sais plus, la notion du temps se perd vite.
  - A deux mois de l'Armistice ! s'exclama Mathilde.
  - On peut dire ça comme ça. La compagnie  s'était retirée emportant les morts, les blessés et des prisonniers. Quatorze hommes et moi étions restés pour tenir la position jusqu'à l'arrivée des renforts. Deux hommes installaient le canon de tranchée, les autres consolidaient l'abri. Le secteur calme, n'était troublé que par la canonnade d'obus de soixante quinze dans le lointain. Deux hommes montaient la garde embusqués devant la tranchée ennemie, précaution que nous crûmes superflue car, aucun bruit ni mouvement ne trahissait la présence des Allemands, à croire qu'ils avaient fichu le camp. C'est alors qu'ils arrivèrent avec des lance-flammes sans crier gare par un boyau que nous ne connaissions pas. Protégé par le soldat Dutoit qui se trouvait devant moi, je fus brûlé partiellement. La moitié droite du visage, le bras, une partie de la poitrine et un peu le bassin, ce qui faisait de moi le seul rescapé.
Il ménagea une pause dans sa narration, passa la langue sur ses lèvres asséchées, puis déglutit. La jeune femme alertée par le bruit, lui tendit le verre d'eau qu'il saisit sans exposer son visage à la lumière, puis alla quérir un autre verre dans la cuisine pour le remettre à Mathilde avant de reprendre son histoire.
  - Les Allemands m'avaient évacué vers un hôpital de Berlin. Dans le service des brûlés, j'étais une curiosité Franschözen sous la protection d'une jeune infirmière qui s'exprimait en français.
  - A quoi ressemble-t-elle ?
  - Une jolie Gretchen.
  - Plus belle que moi ?
Alphonse émit un rire si discret que la jeune femme ne soupçonna rien.
  - Je dois avouer que la joliesse du nez retroussé ne nous laissait pas indifférents.
Mathilde se redressa d'un bons pour lancer à la tête de son ami, le seul projectile à sa portée, un coussin de plume.
  - Rustre de paysan !
Surpris par l'atterrissage du coussin, le chat miaula et s'en alla en quête d'un abri moins orageux.
- Tout doux, tout doux belle Mathilde ! Quatre années de guerre ne t'ont pas assagie ?
  - Les femmes ne font pas les guerres, soldat ! A présent poursuis ton récit.
 - Il est fini.
  - Fini ? Rien d'autre à me dire ?
  - Tu as vu ! Une moitié Jékyll, l'autre Mister Hyde.
  - Un fusil avec sa crosse brûlée est accroché dans la salle à manger. A qui est-il et que fait-il chez toi ?
  - Tu as manqué une vocation belle Mathilde.
  - Ne dis pas de sottises, parles !
Alphonse rit de bon coeur, il aimait cette facette volontaire de la jeune femme.
  - Le fusil avait appartenu à Rémy Dutoit. Les parents n'avaient que lui et l'armée ne put leur refuser. Rémy Dutoit avait gravé sur le canon un trèfle suivi d'une citation.
  - Comment tu appelles ce fusil ?
  - Un Lebel, un fusil Lebel.
  - Pourquoi toi ?
  - La mort du soldat Dutoit avait sauvé ma vie.
  - Je ne vois pas de rapport avec sa présence chez toi ?
  - Une autre fois pour une veillée au clair de lune ou peut-être au coin du feu.
  - Je n'attendrai pas, paysan Alphonse !
Il soupira sachant pertinemment que Mathilde n'en démordrait pas.
  - Dutoit et moi avions traversé bien des combats avec peu de casse, ça finit par créer des liens. Pour les parents un peu de Rémy vit encore.
La jeune femme pressentit  que l'histoire était plus longue mais se contenta du récit d'Alphonse.
  - Quels sont tes projets ?
  - Des projets ? J'en avais avant de comprendre qu'une Gueule Cassée n'est pas le bon choix. Tu as le cul entre deux chaises, pour les vivants tu es mort, pour les morts tu es en vie. Je suis le type chanceux qui s'en est tiré avec un peu de casse. Tué, j'ai mon nom sur le cénotaphe de la place du village, vivant j'ai droit à une pension d'invalide de guerre.
  - T'es pas drôle mon Alphonse ! Tu m'as dit être revenu il y a deux mois ?
  - A peu de choses près.
  - Ma boulangerie a disparu de ton carnet d'adresses ?
Alphonse laissa planer plusieurs secondes avant de répondre.
  - J'ai eu besoin de temps pour clarifier mes idées.
  - Clarifier tes idées ? Tu te moques de qui ? Qui as-tu vu ? rétorqua Mathilde le rouge aux joues.
  - Le père a fait venir les notables du village.
Il se leva, remplit un verre d'eau et fit de même pour celui de la jeune femme. Mathilde ignora le rai de lumière tombé sur la partie brûlée du visage, remercia et avant même de porter le verre  à ses lèvres dit, mi-figue mi-raisin :
  - Je subodore que vous n'avez pas passé la soirée à vous regarder dans le blanc des yeux.
  - Tu n'es pas loin de la vérité, sitôt les grandes envolées sur le patriotisme, le sacrifice des soldats et tout le tintouin largués, ils n'avaient plus décollé le regard de leurs souliers. Le Maire demanda en préambule, un peu pour dire quelque chose et pour meubler la gêne qui avait suivi leur poignée de main: "Que peut-on faire pour toi Alphonse ?"
  "- Rien de compliqué, me rendre le poste d'instit."
Le maire mal à l'aise, triturait son chapeau, son gros cul débordant de la chaise, les autres se taisaient bien contents d'être débarrassés de la corvée de charbon. Il avait laissé filer quatre secondes, le temps d'une respiration pour me répondre :  "- On ne serait pas contre s'il n'y avait pas les enfants." " - Vous voulez que j'enseigne à des classes vides ?" "- Les enfants pourraient être choqués. " "- Choqués ! Mais de quoi ? "   "- De voir tes blessures voyons ! Sois réaliste, ils ont l'innocence de l'enfance, ils ne comprendront pas." "- Durant quatre années les journaux n'ont parlé que d'horreurs, photos à l'appui. Je vous parie que rien ne leur a été épargné." "- La raison est suffisante pour leur éviter un nouveau plongeon. Nous savons, toi et nous, que la guerre a été meurtrière, aussi voulons-nous tourner la page et vivre en paix." " - C'est parfait ! Qui mieux que moi pourrait leur enseigner les vertus d'une paix. J'ai été leur instit, du petit Gibus dans ses culottes courtes et la morve au nez, au grand Etienne plus intéressé par la Delahaye du notaire que par les études. Ils me sont plus proches qu'ils ne le seront jamais de vous. " " - La qualité de ton enseignement n'est pas en cause, mais bien l'attachement des enfants à ton égard qui pourraient en pâtir. Ils ont besoin d'une nouvelle icône pour regarder sereinement l'avenir."  " - Prenez garde que vos chers protégés ne soient les soldats de demain ."
Le père Jules, silencieux jusque là, ne supportant plus leur dérobade asséna le poing sur la table et poussa une gueulante.
 " - Mon Alphonse, comme des milliers d'autres, ont eu la peau trouée pour vous laisser peinards, péter dans la soie. Il ne veut pas d'aumône seulement enseigner." " - Père, fous les dehors je les ai assez vus  ! " "  - Sortez de ma maison !"
Ils sortirent plus vite qu'ils n'étaient entrés.
  - Dis, mon Alphonse, où est-il ton bonbon du passé ? demanda Mathilde.
Il lui tendit un sachet de cellophane enrubanné. Elle sortit un canif suisse d'une poche de la jupe et partagea en deux la friandise.
  - Les parts sont-elles égales ? interrogea Alphonse qui ne put retenir un grand éclat de rire.
  - Veux-tu parier une course jusqu'à la rivière ?...

    SEPTEMBRE 2009, Emile LUGASSY.

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